Père Placide Deseille

En hommage au Père Placide, membre de notre comité, né au Ciel le 7 janvier 2018

  Dans les premières années de ma vie monastique, j’ai rencontré, au cours d’une lecture, ces lignes de saint Syméon le Nouveau Théologien, dont j’ai malheureusement perdu la référence : « Ne cesse pas de te repentir et de t’accuser, sans jamais accuser les autres.

Aie aussi un sentiment de miséricorde envers toutes les créatures de Dieu, car nous sommes tous nés dans la faiblesse. »

Cette parole de saint Syméon me toucha, et je ne l’ai jamais oubliée. Depuis lors, j’ai eu l’occasion de lire beaucoup d’ouvrages des saints Pères sur la vie spirituelle, et j’ai pu constater que, tout au long de leurs écrits, au cœur de leur enseignement, nous retrouvons toujours ce même précepte. Au seuil du Ve siècle, l’abbé Poemen disait : « Qui veut racheter ses péchés les rachètera par les pleurs, et qui veut acquérir les vertus, les acquerra par les pleurs. Pleurer, c’est en effet la voie que nous ont transmise l’Écriture et les Pères en disant : Pleurez. Car il n’y a pas d’autre voie que celle-là[1]. »

Dans une autre collection de sentences des Pères, cet apophtegme est attribué, selon une recension un peu plus développée, à saint Antoine lui-même, ce qui ne fait que lui conférer plus d’autorité.

Presque à l’autre bout de la chaîne, nous trouvons ces conseils sous la plume de saint Théophane le Reclus : « Le sentiment de repentir est un élément essentiel du véritable progrès spirituel, et quiconque s’en évade s’écarte de la bonne voie. Le repentir est le point de départ et la pierre de fondation de notre vie nouvelle dans le Christ, et il doit être présent non seulement au début, mais durant tout le cours de notre croissance dans le Christ, s’approfondissant à mesure que nous avançons. En atteignant la maturité spirituelle, l’homme acquiert une conscience aiguë de son péché et de sa corruption. Sa contrition et son repentir deviennent de plus en plus profonds. Les larmes sont la mesure du progrès, et les larmes incessantes sont le signe que la purification approche[2]. »

 

L’importance qu’a prise, dans la spiritualité orthodoxe, la « prière de Jésus » — « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur » — manifesterait, à elle seule, combien l’esprit de repentir est fondamental dans cette tradition.

Dans la tradition latine, à l’époque de l’Église indivise, saint Benoît de Nursie dépeignait en ces termes le moine parvenu au sommet de l’échelle de l’humilité : « Au travail, dans l’oratoire, dans le monastère, au jardin, en voyage, aux champs, et partout où il se trouve, soit assis, soit en marche, soit debout, tenant toujours la tête inclinée, les yeux baissés vers la terre, se sentant à toute heure chargé de ses péchés, comme au moment de paraître au redoutable jugement de Dieu, le moine répète continuellement dans son cœur ce que disait le publicain de l’Évangile, les yeux fixés à terre : “Seigneur, je ne suis pas digne, moi pécheur, de lever les yeux vers le ciel”, et encore, avec le Prophète, “Je me suis humilié et incliné constamment”[3]. »

Cet enseignement commun à tous les représentants de la tradition spirituelle chrétienne a son fondement dans l’Écriture elle-même, où souvent retentit l’appel à la conversion et au repentir. Ce vocabulaire est essentiellement biblique.

L’Ancien Testament utilise principalement deux termes pour exprimer l’idée de repentir. Le premier, shub, évoque l’idée de faire demi-tour, de revenir, de refaire un chemin en sens inverse, ou simplement de se tourner vers quelqu’un. Les LXX l’ont traduit en grec par le verbe épistréphô et le substantif correspondant épistrophè, que nous pouvons rendre en français respectivement par « revenir », « se convertir », et « retour » ou « conversion ». Le second terme hébreu est niham, que les LXX ont traduit par le verbe métanoô et le substantif métanoia. Ces termes grecs signifient, étymologiquement, le fait de « connaître après » (à l’inverse de pronoéô et pronoia, « connaître avant », d’où « providence », « prévoyance ») et donc de « se raviser », de « changer de dessein, d’attitude ». Ces derniers termes évoquent ainsi un regret douloureux, un repentir qui demande à se traduire en actes : « faire pénitence ».

Dans tous les cas où ces divers termes sont employés, il est question d’un retour au Dieu d’Israël, dont le peuple s’est détourné, notamment par l’idolâtrie. Chez les prophètes, il s’agira parfois d’une conversion des peuples païens au culte du vrai Dieu. Nous lisons par exemple dans Isaïe, 31, 6 : « Revenez à Celui qu’ont si profondément trahi les Fils d’Israël » ; dans Jérémie, 3, 14 et 22 : « Revenez, fils rebelles, je veux guérir vos rebellions » ; dans Jérémie encore, 31, 18-19 : « Fais-moi revenir (shûb), et je reviendrai, car tu es le Seigneur mon Dieu ; dès que tu m’as fait revenir, je me suis repenti (niham) » ; et dans Isaïe 45, 22 : « Tournez-vous vers moi, et vous serez sauvés, tous les confins de la terre. »

Ces termes se retrouvent dans le Nouveau Testament. Mais, alors que l’Ancien utilisait surtout le vocabulaire du « retour », de la « conversion », n’employant que rarement celui du « repentir », c’est celui-ci qui est privilégié dans le Nouveau. Celui-ci met ordinairement le repentir en relation avec l’accession à la foi et au baptême, dans la perspective de l’avènement imminent du Royaume de Dieu : « En ces jours‑là parut Jean le Baptiste, prêchant dans le désert de Judée et disant : Repentez-vous, car le Royaume des Cieux est proche » (Mt, 3, 1-2). « Jésus vint en Galilée, proclamant l’Évangile de Dieu et disant : Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche ; repentez‑vous et croyez à l’Évangile » (Mc, 1, 14-15). « Que toute la Maison d’Israël le sache avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié. En entendant cela , ils eurent le cœur transpercé (katénygèsan tèn kardian) et ils dirent à Pierre et aux apôtres : “Frères, que devons-nous faire ?” Pierre leur répondit : “Repentez-vous, et que chacun de vous se fasse baptiser au Nom de Jésus-Christ pour la rémission des péchés, et vous recevrez alors le don du Saint‑Esprit”. » (1er discours de Pierre, Act., 2, 36-38 ; cf. 2e discours de Pierre, Act., 3,19).

On trouvera constamment dans la littérature spirituelle chrétienne, en plus des termes de « conversion » et de « repentir », deux autres mots appartenant au même registre et au vocabulaire des LXX : « componction » (katanyxis) et « affliction » (penthos). Le mot componction évoque l’image d’une pointe qui pénètre, qui perce ou qui aiguillonne ; c’est un regret dynamique, si l’on peut dire : il incite à aller de l’avant, il donne de l’élan. Quant au penthos, c’est l’affliction que l’on éprouve lorsqu’on perd un être cher ou une chose qui nous tient à cœur ; sur le plan spirituel, c’est le deuil du salut perdu, l’affliction d’Adam chassé du Paradis.

Conversion et repentir, componction et affliction ne sont donc pas des termes strictement équivalents ; néanmoins, ils sont souvent mis en parallèle et rapprochés les uns des autres. Les « larmes » — autre réalité souvent évoquée par nos auteurs — en sont l’effet et la manifestation.

Dans le Nouveau Testament, tous ces termes se rapportent surtout à la démarche initiale qui introduit le croyant dans l’Église. Il y est moins question, semble-t-il, d’un repentir qui accompagnerait le fidèle dans tout le cours de sa vie chrétienne.

Saint Paul, cependant, s’il n’emploie pas le mot « repentir » rappelle inlassablement aux destinataires de ses Épîtres que le passage du péché à la vie nouvelle dans le Christ, accompli une fois pour toutes, potentiellement, dans le baptême, doit s’actualiser dans tous les détails de la vie du chrétien : « Puisque vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en-haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu. Songez aux choses d’en-haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu... À présent, rejetez tout cela : colère, emportement, malice, outrages, vilains propos... Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez-vous de sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience... » (Col., 3, 1-12).

De saint Jean, un excellent exégète nous dit : « Sans prononcer le mot de repentir, Jean compose son œuvre pour maintenir vivante dans l’Église l’expérience toujours nécessaire du repentir, du passage du péché à la foi[4] ». Ce sont tous les chrétiens que Jean invite à confesser leurs péchés : « Si nous disons : Nous n’avons pas de péché, nous nous abusons, la vérité n’est pas en nous. Si nous confessons nos péchés, Lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés et nous purifiera de toute iniquité » (1 Jn, 1, 8-9). Et dans les lettres aux Églises d’Asie, au début de l’Apocalypse, Jean adresse un appel pressant au repentir aux Églises d’Éphèse (Apoc., 2, 4-5), de Pergame (2, 14-16), de Sardes (3, 2), de Laodicée (3, 16-19), qui ont laissé se refroidir leur ferveur première.

Tous ces passages bibliques sont très éclairants en ce qui concerne la vraie nature du péché et du repentir. Le péché n’est pas une défaillance, un manquement à l’égard de l’image idéale que nous voudrions réaliser, ou que nous voudrions donner de nous-même à autrui. Dans ce cas, le repentir ne serait qu’un sentiment de culpabilité destructeur. Le péché est une infidélité à l’égard d’un Dieu qui nous aime et qui est notre unique source de vie. II se situe au cœur de notre relation avec Dieu, et le repentir est le retour de l’enfant prodigue vers son Père : « Père, j’ai péché contre toi, pardonne-moi. » Comme l’a écrit très justement le Père Michel Rondet, « se sentir coupable d’une faute, et se reconnaître pécheur sont donc bien deux attitudes différentes. La faute peut être excusée, rachetée, expiée ; le péché, lui, ne peut être que pardonné. »[5].

Le sens du péché et le repentir sont intimement liés au sens de Dieu, d’un Dieu infiniment saint, mais aussi infiniment aimant, « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et fidélité » (Ex., 34, 6). C’est pourquoi, d’une part, comme le disait l’abbé Matoès, « Plus l’homme approche de Dieu, plus il se voit pécheur. En effet, le prophète Isaïe, quand il vit Dieu, se déclara misérable et impur. »[6]. Mais d’autre part, plus l’homme progresse, plus il prend conscience de l’amour miséricordieux qui l’enveloppe, plus il prend conscience d’être pardonné.

Saint Ephrem le Syrien, docteur par excellence de la componction, insiste fortement sur cette foi en l’amour miséricordieux, inséparable du vrai repentir : « Mon ennemi triomphe lorsqu’il me voit désespérer de mon salut ; il met toute sa joie et son plaisir à me retenir dans ses fers et dans sa captivité par les sentiments de défiance qu’il m’inspire. Confonds-le, mon divin Sauveur ! Ouvre-moi les entrailles de ta miséricorde, et tu ôteras à Satan toutes ses espérances... C’estpourquoi, frères bien-aimés, vous tous qui vous sentez pressés du remords de vos péchés et de vos iniquités, je vous en conjure, gardez-vous de vous laisser aller au désespoir ; ne donnez pas cette joie à votre ennemi. Mais approchez-vous de Dieu avec une pleine et entière confiance dans sa miséricorde. Pleurez devant lui et ne désespérez jamais. Le repentir du pécheur fait la joie et l’allégresse du ciel... Que personne donc ne désespère, quelques grands péchés qu’il ait commis, car le Seigneur est toujours prêt à recevoir avec bonté, et même à récompenser, ceux qui retournent sincèrement à Lui. »[7]

De ces paroles de saint Ephrem, on peut rapprocher ces lignes de saint Théophane le Reclus : « C’est le péché qui attire l’Esprit-Saint vers l’homme. Le péché que l’homme voit en lui-même et désavoue, qu’il reconnaît et regrette, c’est cette sorte de péché qui l’attire. Plus l’homme voit son péché et se lamente sur lui-même, plus il est agréable et accessible à l’Esprit-Saint qui, comme un médecin, vient vers ceux-là seulement qui se reconnaissent malades. »[8]

Une question demeure. Le repentir est il un sentiment ? Beaucoup disent en effet : je ne sens en moi aucun repentir ; je ne parviens pas à éprouver des « sentiments de repentir ».

II faut éviter ici toute équivoque sur le terme de « sentiment ». II existe en nous une sensibilité naturelle, qui nous fait par exemple pleurer quand nous perdons un être cher, ou lorsqu’une épreuve douloureuse nous atteint. Mais cette sensibilité purement naturelle ne s’exerce qu’à l’égard de ce qui tombe sous nos sens ; elle n’a aucune prise sur les réalités spirituelles, qui sont de l’ordre de l’invisible et ne sont accessibles qu’à la foi. Si elle s’y immisce, elle risque de nous entraîner dans de dangereuses illusions, qui ne sont que des projections de notre imagination mue par nos passions. C’est pourquoi les auteurs spirituels orthodoxes insistent tant sur ce qu’ils appellent la « sobriété spirituelle ». Assurément, notre sensibilité peut être transfigurée par le don de l’Esprit-Saint et se transformer en une authentique sensibilité spirituelle, qui nous fait percevoir les réalités spirituelles en nous les rendant « sensibles au cœur ». Mais ceci ne peut être que l’effet d’un don gratuit de Dieu, qui n’est ordinairement accordé qu’à ceux qui ont longuement mené les durs combats de l’ascèse, avec la grâce divine, mais dans l’obscurité lumineuse de la foi. Tant que la grâce divine ne touche pas ainsi notre cœur, il est nécessaire — et suffisant — de nous appliquer à nous repentir par une ferme décision de notre volonté, sans que nous « sentions » l’action de la grâce qui nous soutient.

Cependant, comme nous le confie saint Jean Climaque : « Lorsque notre âme, sans aucun effort délibéré de notre part, se sent fondre en larmes et se voit toute attendrie et apaisée, courons ! Car le Seigneur est venu sans y être invité, et il nous présente l’éponge de la tristesse qui lui est chère et l’eau rafraîchissante des larmes agréables à Dieu pour effacer la cédule de nos fautes. Garde ces larmes comme la prunelle de ton œil, jusqu’à ce qu’elles se retirent. Grande est en effet la puissance de cette componction, bien supérieure à celle qui naît de nos efforts et de notre réflexion. »[9]

Selon une remarque du même saint Jean Climaque, corroborée par l’expérience de nombreux spirituels, de telles larmes marquent souvent le premier éveil de notre sensibilité spirituelle, sans donner prise à l’illusion : « Les larmes causées par la crainte portent en elles leur propre sécurité. Mais les larmes causées par l’amour, quand il est encore imparfait, comme cela peut arriver chez certains, peuvent facilement tourner à l’illusion... II est remarquable de constater combien, en son temps, le plus humble est aussi le plus sûr. »[10]

« Quand je considère la nature de la componction, je suis frappé d’étonnement : comment ce qu’on nomme affliction et tristesse peut-il contenir, caché dans son sein, tant de joie et d’allégresse, comme la cire renferme le miel ? […] Une telle componction doit être reconnue, d’une façon très spéciale, comme un don du Seigneur […] Dieu console, d’une manière secrète, le cœur brisé. »[11]

Innombrables sont les textes des saints Pères qui enseignent que la confession humble et confiante de son péché constitue l’élément le plus fondamental de la vie spirituelle, la vraie clé de la vie en Christ. Citons seulement, pour terminer, ce fragment d’apophtegme : « Maintenant que tu te considères comme ne faisant absolument rien de bien, cela te suffit, Frère, pour ton salut, car c’est de l’humilité. C’est ainsi que fut justifié le publicain, qui n’avait rien fait de bien. Car un homme pécheur et négligent, à condition qu’il ait la contrition du cœur et l’humilité, plaît davantage à Dieu que celui qui fait beaucoup de bien et qui se considère comme faisant vraiment un bien quelconque »[12].


[1]   Les Sentences des Pères du Désert, Collection alphabétique. – Solesmes, 1981, p.248. [Poemen, 119].

[2]  Théophane le Reclus. Cité dans : L’Art de prière / Higoumène Chariton. – Bégrolles-en-Mauges : Abbaye de Bellefontaine, 1976, pp. 308-309. – Spiritualité orientale ; 18.

[3]  La Règle de saint Benoît. – Paris, Cerf, 1972, p. 489. – Sources chrétiennes ; 181). [Ch. 7, 63-65].

[4]  Article Métanoia / P. Lyonnet. – In : Dictionnaire de Spiritualité, cc 1098.

[5]   Le Péché / M. Rondet. – P. 10.

[6]   Les Sentences des Pères du Désert. – P. 195. [Matoès, 2].

[7]   Sur la componction, Discours 4. Éphrem le Syrien.

[8]  Théophane le Reclus. Cité dans : L’Art de prière / Higoumène Chariton, op. cit., p. 310.

[9]              L’Échelle sainte / Jean Climaque. – Bégrolles-en-Mauges : Abbaye de Bellefontaine, 1987, p. 117. – Spiritualité orientale ; 24. [Degré 7, 28].

[10]             Id., op. cit., p. 125. [Degré 7, 73].

[11]             Id., op. cit., p. 121. [Degré 7, 54].

[12]             Les Sentences des Pères du Désert, Nouveau recueil. – Solesmes, 1970, p. 101. [N. 550].