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Homélie de Mgr Jean de Pergame sur l'Evangile de Luc 7. 36-50
(11 juillet 2001)

(En hommage à Mgr Jean (Zizioulas), endormi dans le Seigneur le 2 février 2023

Mes chers frères, la péricope évangélique d’aujourd’hui est l’une des plus émouvantes de tout l’Évangile. Le Seigneur est invité par un pharisien à entrer dans sa maison pour y souper. Il accepte l’invitation, entre dans la maison du pharisien, et voici que s’y déroule une scène vraiment émouvante. Une femme connue comme pécheresse par tous se présente devant le Seigneur.  Elle tombe à ses pieds et les embrasse, les baigne de ses larmes, les oint d’un parfum précieux et les essuie avec ses cheveux ; cette scène provoque la réaction du pharisien et les paroles du Seigneur que nous venons d’entendre.

 Mes frères, j’en appelle à votre charité. Arrêtons-nous sur deux questions : premièrement, pourquoi cette réaction du pharisien ? à quoi est-elle due ? comment l’expliquer ? Je pense que le pharisien a réagi ainsi pour deux raisons.

Premièrement, le pharisien est éduqué à ne pas approcher les pécheurs. À l’intérieur de la communauté où il vit, le pharisien est la vertu incarnée et, en tant que tel, il ne peut pas approcher et fréquenter les pécheurs. Car, de cette manière, il perdrait sa propre réputation dans la communauté. Il fuit donc leur fréquentation. Sur ce point, le pharisien nous fait beaucoup penser à notre propre relation avec les pécheurs, face à ceux qui sont considérés comme inacceptables par la communauté. Nous ne voulons pas les fréquenter car nous avons peur de perdre notre renommée. Le motif est purement égoïste. Nous pensons, nous nous demandons comment sauvegarder notre propre réputation : cela nous retient et nous y sacrifions l’amour pour ces personnes, pour ces pécheurs. Il faut beaucoup d’héroïsme pour que nous disions : j’accueille un pécheur, je le fréquente, quoi que cela en coûte à ma bonne renommée. Parmi nous, et au sein de la communauté chrétienne, l’idée s’est développée qu’il faut préserver notre bonne renommée. Si quelqu’un y porte atteinte, de quelque manière que ce soit, nous réagissons pour protéger notre renommée personnelle et cela ne s’accorde pas avec l’esprit de l’Évangile, mais s’accorde avec l’esprit du pharisien.

Une autre raison pour laquelle le pharisien réagit de cette manière et n’est pas ému par cette scène qui se déroule devant lui, c’est qu’il ne croit pas être pécheur. Et là, le Seigneur lui donne à comprendre d’une manière détournée qu’il est un pécheur, en lui disant : Que dis-tu Simon ? Si quelqu’un remet une dette d’un montant de cinq cents deniers à un débiteur, et une autre d’un montant de cinquante deniers à un autre débiteur, lequel des deux aimera le plus celui qui leur fait grâce ? Naturellement celui qui a la dette la plus élevée ! De cette manière, indirectement, le Seigneur dit du pharisien que s’il n’est pas redevable de cinq cents deniers, il l’est de cinquante. Il n’y a personne qui ne soit redevable au Seigneur. Il n’y a personne qui n’a jamais péché. Et le péché, mes frères, ne se mesure pas par « combien ? », en quantité. Bien que le péché soit petit et ne représente que cinquante deniers et non cinq cents, c’est un péché ! Nous avons besoin de nous repentir, et nous avons besoin de la rémission de Dieu. Le Seigneur enseigne donc indirectement au pharisien qu’il est pécheur, ce qui ne lui venait pas à l’esprit. 

Maintenant mes frères, la question est de savoir pourquoi le Seigneur se comporte de cette manière avec la pécheresse. Auparavant, quand les pharisiens avaient déjà été scandalisés par cette fréquentation, le Seigneur avait répondu ironiquement : ce que je fais est très naturel, car ceux qui vont bien n’ont pas besoin de médecin, mais les malades en ont besoin. Comme s’il leur disait : vous pensez que vous n’êtes pas malades et que vous n’avez pas besoin de moi, et moi je suis venu pour ceux qui sont malades, les pécheurs. C’est la raison pour laquelle le Seigneur fréquente les pécheurs. Mais je pense qu’il y a une autre raison plus importante. Il s’agit du fait que l’amour de Dieu que le Seigneur a apporté au monde, qu’il a incarné dans le monde, l’amour de Dieu s’adresse particulièrement aux pécheurs. Parce que Dieu, par la bouche du Seigneur, a enseigné quelque chose qu’il a lui même pratiqué et vécu — l’amour de ennemis — et le pécheur n’est rien d’autre qu’un ennemi de Dieu.

L’inimitié envers Dieu s’est développée dès lors que l’homme a chuté et a péché. C’est pour cela que l’apôtre Paul dit que « lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu… »[1] Le Seigneur nous a réconciliés avec Dieu, nous a rendu son amitié, car nous étions ses ennemis. Le Seigneur, en aimant les pécheurs, a réalisé ce qu’il nous a enseigné à tous : d’aimer ces ennemis qui nous font tort. Quand un pécheur offense Dieu par son péché et devient son ennemi, il a besoin de l’amour de Dieu, et Dieu fait montre de cet amour plus riche pour ces hommes.

 Il nous est montré de cette manière que Dieu n’aime pas les hommes parce qu’ils sont dignes d’une manière ou d’une autre de cet amour, mais qu’Il les aime malgré qu’ils soient indignes de cet amour. Et cet amour est grandiose, il est libre et il n’est pas contraint. C’est la grandeur de l’amour de Dieu. Il n’aimait pas seulement ceux qui en étaient dignes, mais Il aimait encore plus les pécheurs repentants, car le repentir demande de l’héroïsme. Je dirais que le repentir est plus haut que l’obéissance. Nous voyons cela, mes frères, dans la parabole de l’enfant prodigue. Un fils obéissant ne tire pas profit des hommages, mais le père montre son amour et la plus grande tendresse à son fils repentant, parce que la démarche du repentir est très difficile, très héroïque. Dieu l’estime, et le repentir de l’homme attire l’amour de Dieu. Et d’autant plus quand ce repentir est accompagné de larmes, comme pour la pécheresse. Les larmes ne lavent pas simplement les péchés, elles adoucissent le cœur, elles dilatent le cœur. Celui qui pense qu’il n’a jamais péché reste dur — au lieu de pleurer ses péchés —, comme le pharisien qui ne s’émeut pas de ce qu’il voit devant lui. Cependant, les larmes de la pécheresse émeuvent le Seigneur, elles lui font dire : Oui, elle a beaucoup péché, mais elle a beaucoup aimé. Et quand l’amour lutte contre les péchés, il gagne sûrement. L’amour a triomphé dans ce cas, et les péchés de la pécheresse ont été remis. Le Seigneur nous montre toutes ces choses remarquables que nous oublions continuellement. 

Aujourd’hui, mes frères, la grâce de Dieu nous a rassemblés, nous a conduits ensemble dans cette divine liturgie pour honorer de nouveau la mémoire de notre bienheureux géronda[2], le Père Sophrony. Nous lui devons tous beaucoup, et c’est pour cela que je suis venu ici. Ceux qui le connaissaient personnellement lui doivent beaucoup, de même que ceux qui ne le connaissaient pas, parce que ce qu’il nous a laissé est si riche — et cela restera pour les générations à venir. C’est un héritage d’un réel amour, d’un enseignement qui prend sa source dans cet amour. Ce n’est pas le lieu ici d’exposer l’enseignement de Géronda. On a écrit beaucoup de livres remarquables sur ce sujet et l’on en écrira d’autres encore dans l’avenir.

 L’Évangile d’aujourd’hui nous fait penser à des traits significatifs de l’enseignement de Géronda qui valent la peine qu’on les souligne. Cet amour dont parle le Seigneur aujourd’hui est au centre de l’enseignement de Géronda Sophrony. Il est le moyen par lequel on devient une véritable personne, une hypostase, par lequel on existe comme une personne particulière. La civilisation dans laquelle nous vivons pense qu’elle forme des personnes quand elle nous remplit d’égoïsme et de différentes vertus sociales. Mais Géronda Sophrony nous donne une compréhension de l’amour très différente. Il est la « kénose » (le vide) que nous opérons de notre ego en nous-mêmes, l’abaissement de nous-mêmes jusqu’au point que nous n’existons plus pour nous-mêmes. Ce vide se remplit de la présence divine, de la grâce divine et de l’amour véritable. Si on ne passe pas par cette « kénose », par cet effacement, on ne peut pas dire qu’on aime. C’est pour cela que le repentir, qui est l’effacement de nous-mêmes, a une importance si grande. Et cet amour que nous a enseigné Géronda Sophrony en traduisant et en expliquant l’enseignement de son propre géronda, saint Silouane, culmine dans l’amour des ennemis. C’est exactement ce que la péricope évangélique d’aujourd’hui nous présente. Aimer ceux qui nous font du mal et qui, en nous nuisant, pèchent : c’est exactement l’amour que le Seigneur a montré pour les hommes, et que Dieu montre pour les pécheurs. Géronda insistait beaucoup sur la signification des larmes. Ces larmes qu’aujourd’hui la pécheresse verse abondamment sur les pieds du Seigneur. Géronda enseignait que les larmes ont une plus grande valeur que n’importe quoi d’autre et n’importe quelle autre vertu. Ce sont les larmes qui accompagnent le repentir, nettoient l’âme de l’homme, apportent véritablement cet amour que la pécheresse a montré au Seigneur. C’est une forme extérieure d’une profonde transformation intérieure.  Cet enseignement reste toujours significatif et il ne faut pas l’oublier.

Mes frères, notre reconnaissance pour notre Géronda nous fait aujourd’hui supplier Dieu, nous qui sommes pécheurs, pour qu’il prenne place parmi les Vivants, parmi les saints, et que sa bénédiction et sa prière — qui était si ardente, continuelle et incessante, quand il était parmi nous — continuent encore et encore, car la prière d’un saint ne s’arrête pas avec sa mort. Que cette prière nous accompagne afin que le Seigneur nous juge dignes de passer l’étape de cette vie en nous souvenant avec acuité de l’exemple que Géronda nous a laissé ; et que le Seigneur, par ses prières, nous juge dignes de rejoindre le royaume. Amen.

Traduit du grec par Sœur Jeanne (Jérusalem).

[1] Romains 5, 10.

[2]Équivalent grec de starets, « ancien ».