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 Père Sophrony

Lettre à David Balfour (XXIX)[1]

Archimandrite Sophrony

Du lien entre l’être personnel et celui de toute l’humanité.

La Croix du Christ, citadelle contre toutes les pensées.

 

Mont Athos (« Ste Trinité »), 21 novembre(4 décembre) 1945

 Très cher dans le Seigneur, David,

 Que tu sois occupé et n’aies pas la possibilité d’écrire, je le crois volontiers, parce que, premièrement, je te crois en général, et deuxièmement, parce que  je suis moi-même débordé, si ce n’est par le travail — car je ne peux appeler travail ce que je fais —, c’est du moins par le souci de ma charge, la confession, pour laquelle j’abandonne tout le reste.

Parfois je demeure dans une lutte intense, et parfois je passe de longs moments terrassé par une paralysie intérieure, spirituelle, dont je ne peux comprendre la nature ; c’est-à-dire, est-ce la conséquence d’un épuisement total de l’âme et du corps, ou bien, ce qui est pire, celle du péché, de la perte de la grâce, de l’abandon de Dieu ?

Je me rends compte, avec une extrême clarté, que mon être spirituel est indissolublement lié à l’être spirituel du monde, de l’homme en général, de l’humanité. Parfois l’amour pour Dieu m’arrache au monde, je veux oublier le monde dans une contemplation spirituelle de la Divinité du Christ ; et parfois l’amour pour l’homme, le partage de sa souffrance, me pousse à disputer follement avec Dieu.

La Croix du Fils de Dieu et Dieu Lui-même est la solution et la fin de toute lutte de ce genre. La Croix du Christ, c’est la citadelle contre laquelle se brisent à jamais toutes les vagues des pensées. Le Christ, crucifié par amour pour le monde, pour les péchés du monde, est mon amour ultime, l’ultime ascension de mon esprit, l’ultime hardiesse de mon cœur, mon unique et vrai Dieu.

Dans ma solitude apparente, au désert, durant la période de la guerre, j’ai enduré moralement beaucoup d’horreurs, et mon cœur est exténué.

Tu peux être tout à fait sûr, parfaitement sûr que je ne t’oublierai pas et que je ne changerai jamais mon attitude envers toi, avec l’aide de Dieu. Et cela non pas parce que je me sens responsable de toi, non, car j’adopte les positions des saints Pères sur les limites et les conditions de la responsabilité spirituelle, conditions qui, dans notre cas, n’existent pas, mais parce qu’il y a des événements qu’il est impossible d’effacer de son existence, car ils sont une part essentielle de celle-ci.

Que le Seigneur demeure à jamais avec toi...

Avec beaucoup d’amour en Christ,

Sophrony

(Trad. du russe par Sœur Yelena ;

© 2004, Monastère Saint-Jean-Baptiste).

(publiée dans le N° 10 de la revue "Buisson Ardent")


[1] La lettre que nous publions ici en traduction française est tirée de L’Ascèse de la connaissance de Dieu. Lettres envoyées du Mont Athos [à D. Balfour] / Archimandrite Sophrony. – Essex, Angleterre ; Moscou : Éd. du Monastère Saint-Jean-Baptiste ; Éd. Palomnik, 2002. – Pp. 277-278. – [En russe].

[2] « Je souffre de la même chose ».