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Simplicité et sagesse, Florilège

par Archimandrite Syméon

 

« Je ne suis pas parvenu à la mesure de mon père [disait le Starets]. Il était tout à fait illettré. Même quand il disait le Notre Père, qu’il avait appris à force de l’entendre à l’église, il en prononçait certains mots de travers. Mais c’était un homme plein de douceur et de sagesse. »

La famille était nombreuse : le père, la mère, cinq fils et deux filles. Ils vivaient ensemble et s’entendaient bien. Les fils adultes travaillaient avec leur père. Un jour, à l’époque des moissons, ce fut le tour de Syméon de préparer le repas aux champs. C’était un vendredi, mais il l’avait oublié, et prépara un plat de viande de porc. Tous en mangèrent. Six mois s’étaient écoulés — on était déjà en hiver — lorsqu’un jour de fête, le père, souriant doucement, dit à Syméon :

– Mon petit, te souviens-tu comment tu nous a donné à manger du porc un jour que nous étions aux champs ? C’était pourtant un vendredi. Je l’ai mangé, sais-tu, comme si c’était de la charogne.

– Pourquoi ne m’as-tu rien dit alors ?

–  Je ne voulais pas te blesser, mon petit.

Racontant des cas semblables qui lui étaient arrivés quand il vivait dans la maison de son père, le Starets ajoutait : « Voilà un starets comme j’aimerais en avoir un. Il ne se mettait jamais en colère, il était toujours d’un caractère égal, toujours doux. Pensez, il patienta six mois, attendant le moment propice pour me corriger sans me blesser. »

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Il nous semblait parfois que le Starets avait reçu le pouvoir d’influencer par la prière ceux qui s’entretenaient avec lui. C’était d’autant plus nécessaire que sa manière de parler était très simple et semblait ne rien comporter « d’extraordinaire », alors qu’en réalité elle se référait à un état proprement surnaturel. Il devait alors recourir à la prière pour introduire son interlocuteur dans l’état spirituel d’où sa parole jaillissait, faute de quoi tout aurait été vain : le sens de la parole serait resté caché.

Les relations avec le Starets étaient marquées d’un caractère très particulier : tout se passait dans une grande simplicité et aisance, sans trace de gêne ; toute crainte de se tromper en quoi que ce soit était bannie. Au contraire, on avait une ferme certitude que rien, aucun acte ou parole maladroite, ou même stupide, ne saurait provoquer une rupture, rompre la paix, ni recevoir en réponse un reproche ou une réaction brutale. En sa présence, aucune appréhension n’effleurait le cœur, et en même temps la corde la plus profonde de l’âme se tendait dans une ardente prière pour être rendue digne de respirer le souffle de l’esprit dont il était rempli.

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Un jour de fête, le Père Benjamin de Kalagra se promenait avec le Père Silouane dans la forêt du Monastère et lui proposa d’aller chez le Starets Ambroise, confesseur du monastère de Zographos. C’était un homme remarquable et dont la renommée était grande à cette époque au Mont Athos. Silouane accepta immédiatement, et les voilà en route. Le Père Benjamin était curieux de savoir ce que le Père Silouane demanderait au Starets Ambroise.

– Je ne pense pas poser de question au starets, répondit Silouane. Je n’ai actuellement aucun problème.

– Alors, pourquoi vas-tu le voir ?

– J’y vais, parce que tu le désires.

– Mais lorsqu’on va chez un starets, c’est en vue d’un profit spirituel.

– Je retranche ma volonté devant la tienne, et pour moi c’est plus profitable que n’importe quel conseil du starets.

Ces paroles surprirent le Père Benjamin, mais cette fois encore il ne comprit pas Silouane.

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Nous avons eu connaissance d’une conversation entre le Starets et un archimandrite qui exerçait une activité missionnaire parmi les non-orthodoxes. Cet archimandrite estimait beaucoup le Starets et vint à diverses reprises s’entretenir avec lui lors de ses séjours à la Sainte Montagne. Le Starets lui demanda comment il prêchait. L’archimandrite, qui était encore jeune et inexpérimenté, s’écria en gesticulant et en secouant tout son corps :

Je leur dis : « Votre foi, c’est de la fornication. Chez vous, tout est déformé, tout est faux, et vous ne serez pas sauvés si vous ne vous repentez pas. »

Le Starets l’écouta, puis lui demanda :

– Et dites-moi, Père archimandrite, croient-ils en Jésus-Christ, croient-ils qu’Il est le vrai Dieu ?

– Oui, cela, ils le croient.

– Et vénèrent-ils la Mère de Dieu ?

– Oui, ils la vénèrent ; mais leur doctrine à son sujet est fausse.

– Vénèrent-ils les saints ?

– Oui, ils les vénèrent, mais quels saints peut-il donc y avoir chez eux depuis qu’ils se sont séparés de l’Église ?

– Ont-ils des offices dans leurs églises, lisent-ils la Parole divine ?

– Oui, ils ont des offices et des églises, mais si vous pouviez voir ce que sont ces offices en comparaison des nôtres, quel froid, quelle absence de vie !

– Eh bien ! Père archimandrite, leur âme sait qu’ils font bien de croire en Jésus-Christ, de vénérer la Mère de Dieu et les saints, de les invoquer dans leurs prières ; et si vous leur dites que leur foi c’est de la fornication, ils ne vous écouteront pas… Mais dites aux gens qu’ils font bien de croire en Dieu ; qu’ils font bien de vénérer la Mère de Dieu et les saints ; qu’ils font bien d’aller à l’église pour les offices, de prier à la maison, de lire la Parole divine, et le reste ; mais que, sur tel ou tel point, ils sont dans l’erreur, qu’il faut corriger cette erreur et qu’alors tout sera bien. Le Seigneur se réjouira en eux, et ainsi nous serons tous sauvés par la miséricorde de Dieu. Dieu est amour ; c’est pourquoi toute prédication doit, elle aussi, procéder de l’amour, et alors elle sera salutaire et pour celui qui prêche, et pour celui qui l’écoute. Mais si vous condamnez, l’âme du peuple ne vous écoutera pas, et il n’en résultera aucun bien.

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Le Starets était un témoignage vivant de ce que la connaissance des vérités spirituelles les plus élevées s’obtient par l’observation des commandements de l’Évangile, et non par une érudition puisée à l’extérieur. Il vivait en Dieu et recevait de Dieu ses lumières, et sa connaissance était non point un savoir abstrait, mais la vie même.