L’ARCHIMANDRITE SOPHRONY, THEOLOGIEN DU PRINCIPE PERSONNEL
Par Georges MANTZARIDES
Article paru dans le N° 2 de la revue "Buisson Ardent".
Ce numéro, consacré à "L'amour des ennemis" et épuisé depuis longtemps vient d'être réimprimé. Vous pouvez vous le procurer auprès de l'Association.
Aborder la vie et l’œuvre d’une figure spirituelle comme celle de l’Archimandrite Sophrony dans le cadre d’une conférence n’est pas seulement difficile mais encore dangereux.
Difficile, parce que cela dépasse les forces et l’expérience spirituelles de la plupart des hommes. Dangereux également, car le caractère nécessairement spéculatif de ce discours ainsi que sa durée limitée peuvent créer des impressions qui trahissent ou même falsifient la profondeur de l’expérience vécue aussi bien que sa richesse spirituelle. De pareilles tentatives sont néanmoins de mise et sont utiles, car elles nous donnent l’occasion de mieux aborder la vie et l’œuvre de personnalités spirituelles. Pour une approche plus complète de la personnalité de l’Archimandrite Sophrony on peut étudier directement son œuvre et surtout la trilogie : Starets Silouane, Voir Dieu tel qu’Il est, et De la Prière. Cependant toutes les informations essentielles offertes dans la présente conférence peuvent contribuer à établir un premier contact avec le bienheureux Père et sa théologie ; quant aux détails secondaires, ils peuvent également servir à enrichir et à approfondir cette connaissance.
L’Archimandrite Sophrony, dont le nom civil était Serge Syméonovitch Sakharov, est né à Moscou le 22 septembre 1896. Son père s’appelait Syméon et occupait une position importante dans une entreprise commerciale. Il avait quatre frères et quatre sœurs. Son frère Syméon fut chef d’0rchestre au « Bolchoï », et sa sœur Catherine pratiqua la danse. Son cadet Nicolas, vrai confesseur de la foi, fut emprisonné deux fois par le régime soviétique à cause de son engagement dans l’Eglise.
Le Père Sophrony étudia la peinture à l’École Nationale des Beaux-Arts de Moscou. Familiarisé avec la notion d’éternité dés son enfance, il eut, encore tout petit, l’expérience de la lumière incrée. Sa soif de l’absolu et les questions existentielles et métaphysiques qu’il se posait avec passion le conduisirent à une prise de conscience profonde du caractère tragique de l’existence humaine. A cela contribuèrent aussi les courants philosophiques et sociaux de son époque et encore davantage la Première Guerre mondiale et la révolution russe qui la suivit. Au cours de la guerre, il servit dans le corps du génie comme spécialiste du camouflage. Après la révolution russe, il fut arrête deux fois par la police bolchévique et fut emprisonné dans la prison de Lioubianka. L’horreur de la guerre et l’immensité des souffrances humaines laissèrent dans son âme des traces profondes, tandis que la « mémoire de la mort » le suivait partout.
A l’âge de 17 ou 18 ans, sous l’influence d’ouvrages de mystique hindoue et par suite de sa fréquentation de personnes qui suivaient cette voie spirituelle, il s’éloigna du Dieu de ses pères et se laissa séduire par l’illusion de l’autodéification. Estimant impossible que l’Absolu soit personnel, il désira dépasser en lui le principe de la personne, considérant qu’elle n’était qu’une forme temporelle de l’existence et imposait des limitations à l’homme. Il crut qu’il devait parvenir volontairement à la dissolution de sa personne dans l’océan de l’Être pur, de l’Absolu suprapersonnel. Sa pratique de la méditation orientale était sincère et elle le mena à la vision de la lumière créée de son propre intellect.
En 1921, à cause de la situation en Russie, il décida d’émigrer. Il visita Berlin, Munich, Venise, Florence, et puis, en 1922, s’installa à Paris non loin de la maison du philosophe russe Nicolas Berdiaev. La, il établit son atelier et exposa plusieurs de ses œuvres dans des salons de peinture. Certaines de ses peintures se trouvent aujourd’hui dans des collections particulières. A cette époque, il vivait cependant dans une tension extrême. La pratique de la mystique orientale le convainquit graduellement qu’il faisait fausse route et qu’il s’éloignait de plus en plus de l’Être et se dirigeait vers le non-être. Quand, après sept ou huit ans, il abandonna cette mystique pour retourner au Christ, son égarement lui apparut comme un des crimes les plus terribles contre l’amour de Dieu.
Son retour vers le Dieu personnel de l'Église fut scellé par le texte biblique de la révélation de Dieu au Sinaï : « Je Suis Celui Qui Suis ». L’Être n’est pas impersonnel ; il est le Dieu personnel, le Créateur du monde : « Je suis ». Ce Nom ouvrit devant lui des horizons infinis. Toute la structure de sa vie spirituelle en fut transformée. En même temps, prenant conscience de l’horreur de sa chute, il se plongea dans d’amères lamentations. Le Seigneur lui avait donné le désespoir qui nait de la grâce et le fit renaitre dans les larmes du repentir. Tout ce qui auparavant l’attirait dans ce monde perdit son charme. Son désir de rompre avec tout son passe était si intense qu’il se mit à se haïr lui-même tel qu’il avait été dans sa vie d’autrefois. La tension produite par cette « haine de soi » enflammait sa prière. Il fit alors l’expérience de la « prière pure », pendant laquelle il n’avait conscience que de la présence de Dieu.
Le fourvoiement du jeune Serge Syméonovitch Sakharov dans la mystique orientale fut pour nous sa felix culpa qui, par la suite, l’amena d’une part à mettre en avant le principe de la personne, et d’autre part à établir une distinction d’une clarté cristalline entre l’origine soit divine soit démoniaque de la contemplation de la lumière. Comme il le disait souvent, la mission de l’Orthodoxie aujourd’hui est d’aider l’homme contemporain à comprendre la vérité de la personne. Autrement dit, si l’Occident arrive à comprendre la vérité de la personne, il pourra accepter l’Orthodoxie. L’expansion des mystiques orientales dans le monde chrétien occidental montre la distance qui le sépare de cette vérité.
La théologie du Père Sophrony souligne le caractère illusoire et les dangers de la mystique orientale qui s’appuie sur des méthodes psychotechniques. Elle démontre l’incompatibilité totale entre la pratique de la méditation orientale et la prière chrétienne. Elle dissipe toute confusion entre la notion de lumière divine incréée et celle de lumière créée de l’intellect humain. Elle révèle le gouffre qui sépare le renouvellement et la déification en Christ de l’homme comme personne et l’autodéification qui le fait se dissoudre dans l’océan de l’absolu suprapersonnel. Voila pourquoi sa théologie constitue un témoignage des plus actuels pour le monde contemporain.
Le Père Sophrony fut initie a la théologie vécue et en devint un maitre. Mais il n’était pas non plus étranger à la théologie académique et à la culture intellectuelle en général. En 1925, il s’inscrivit à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge à Paris; mais malgré tout son intérêt pour les études, il les abandonna peu après pour aller vivre à la Sainte Montagne. Il croyait que l’enseignement théologique ne porte de bons fruits que lorsqu’il est uni à une foi vivante. Mais il notait aussi que la théologie académique dégénère facilement en spéculation abstraite. Quant à lui, il se voua à la théologie fondée sur l’expérience et qui se nourrit de la prière de repentir et de la contemplation de la lumière incréée.
Au Mont Athos, il vécut au début au Monastère de Saint-Pantéléimon. Il fut inscrit au catalogue des moines le 25 novembre 1925, prit l’habit le 24 mars 1926 et le « petit schème » le 5 mars 1927. Il fut ordonné diacre le 30 avril 19 30 et prit le « grand schème » le 18 janvier 1935. Sa rencontre avec le starets Silouane date de 1930.
Après la dormition du saint starets Silouane, le 24 septembre 1938, le Père Sophrony reçut la bénédiction de son monastère pour se retirer au désert de Caroulia. A la fête de la Sainte Rencontre (Chandeleur) de 1941, il fut ordonné prêtre ; le même jour, l’année suivante, il devint père spirituel pour se consacrer à la direction spirituelle des moines du monastère Saint-Paul. Peu après, il devint père spirituel des monastères de Grégoriou, de Simonos Pétras et de Xenophontos, ainsi que de nombreux ermites.
Vers la fin de 1943, il quitte Caroulia et s’installe dans le petit ermitage humide de « la Sainte Trinité », à Néa Sciti, au-dessus du port du monastère Saint-Paul. Il voulait préparer les textes qu’il avait reçus du Starets Silouane avec le mandat de les publier. Mais comme les conditions pour ce travail étaient défavorables et que sa santé était ébranlée, il dut quitter son ermitage deux ans plus tard.
Il resta quelque temps dans la skite de Saint André, dépendant du monastère de Vatopédi, puis en avril 1947 il prit le bateau pour Marseille à destination de Paris. C’est là qu’en 1958 il publia pour la première fois, ronéotypes, les textes du starets Silouane.
En février 1951, une grave maladie exigea l’ablation totale de l’estomac. Comme il ne pouvait plus retourner au Mont Athos, il resta à Sainte-Geneviève-des-Bois, au « Donjon », non loin de la » Maison Russe », maison de retraite pour personnes âgées d’origine russe. Des jeunes de divers pays ainsi que quelques pensionnaires de la « Maison Russe » formèrent autour de lui un cercle pour l’entendre et obtenir sa direction spirituelle. Chez plusieurs d’entre eux naquit le désir de mener la vie monastique et l’idée de fonder un monastère. Apres de sérieuses recherches, des amis orthodoxes anglais trouvèrent un ancien presbytère à Tolleshunt Knights, près de Maldon, dans le comté d’Essex. Le Père Sophrony s’y installa avec quelques disciples le 5 mars 1959, et à partir de ce jour-la commence l’histoire du Monastère Saint-Jean-Baptiste, dont la vie se fonde sur la Divine Liturgie, la prière de Jésus et l’enseignement de saint Silouane. Le 25 février 1965, le monastère reçut le statut canonique de Stavropégie du Patriarcat Œcuménique. Le 11 juillet 1993 Dieu rappela à Lui le Père Sophrony, âgé de 96 ans.
Le livre le plus systématique de l’Archimandrite Sophrony est Starets Silouane, Moine du Mont Athos. Mais c’est dans Voir Dieu tel qu’Il est qu’on trouve d’une manière plus directe sa vie personnelle, en quelque sorte sous forme de « confession ». Dans le premier, il est surtout question de la tradition dogmatique et ascétique de l’Église Orthodoxe, incarnée en la personne de saint Silouane. Dans le deuxième, le Père Sophrony met en avant cette même tradition, mais cette fois-ci au travers de sa démarche personnelle. Tout cela est possible car, comme le souligne l’auteur, la descente de la lumière divine sur l’homme est pour ainsi dire une « révélation personnelle » pour ceux qui ont été jugés dignes de cette grâce.
Selon l’auteur, le chapitre de Voir Dieu tel qu’Il est intitulé « Du principe personnel »en forme la partie principale ; néanmoins, la notion de « principe personnel » n’apparaît pas seulement dans ce chapitre : elle traverse comme un axe le livre entier ou plutôt l’œuvre toute entière de l’Archimandrite Sophrony. Quand le lecteur arrive à ce chapitre, il se sent en terrain familier. Pourtant, même après avoir lu ce chapitre ou même tous ses livres, il se rend compte qu’il ne connait pas ce terrain autant qu’il le voudrait. Il n’y a nulle part une définition complète du principe hypostatique ; même dans ce chapitre particulier nous ne trouvons pas une analyse systématique de cette notion. Il est cependant impossible de lire les livres du Père Sophrony sans y discerner le principe hypostatique, sans percevoir le mystère de la personne, -où tout commence et ou tout aboutit. Le Père Sophrony souligne lui-même : « Le péché n’a de sens qu’au sein d’une relation personnelle : en dehors d’elle il n’y a pas d’amour entre l’homme et Dieu ; en dehors d’elle il n’y a pas et il ne peut y avoir de connaissance ontologique de Dieu ; en dehors d’elle, tout est englouti par la mort, tout sombre littéralement dans le non-être ».
Le principe personnel, qui est surtout abordé à travers l’expérience vécue, inspire l’ensemble de la théologie du Père Sophrony ainsi que sa vie, et leur donne sa marque caractéristique. C’est pourquoi il nous a paru juste de le présenter comme théologien du principe personnel.
Dans le domaine de la connaissance scientifique, on fait toujours la distinction entre le sujet qui connait et l’objet de cette connaissance. Propre aux sciences naturelles et ayant comme principe l’objectivité, cette connaissance est parfaite pour aborder le monde naturel, mais elle est insuffisante pour appréhender la vérité de la vie. De même que les sciences naturelles, les sciences humaines visent, elles aussi, à une connaissance objective, bien que dans leur domaine la connaissance ne s’appuie pas sur l’observation de faits objectifs, mais exige une compréhension plus profonde des personnes et des groupes humains en question. La connaissance objective est soumise au déterminisme naturel et finalement à la loi de la mort. Si l’homme recourt à la connaissance objective et la préfère afin d’étendre sa domination sur le monde et faciliter sa vie, il ne la privilégie pas ni ne peut s’en servir quand il s’agit de questions capitales de la vie telles que l’amour, la douleur, la mort. Celles-ci se situent à un autre niveau, au-delà de l’objectivité, car elles relèvent de l’homme en tant que personne et de sa communion avec d’autres personnes.
La connaissance de Dieu se situe, elle aussi, hors du cadre de la connaissance scientifique. Dieu n’est pas un «objet » mais une personne, ou plutôt une Triade de Personnes. Dieu est la vérité. Ni la philosophie ni la théologie scientifique ne peuvent donner de réponse satisfaisante à la question « Qu’est-ce que la vérité ? », ou « Qu’est-ce que l’être ». Cette question lasse l’homme et le mène finalement à la conclusion désabusée de Pilate qui demanda au Christ : « Qu’est-ce que la vérité ? » sans attendre de réponse. Seule la question « Qui est la vérité ? » ou « Qui est l’être ? » peut recevoir une réponse. Et la réponse à cette question fut donnée par le Christ qui dit : « Je Suis la Vérité » ; « Je Suis Celui Qui Suis ». Il faut donc demander non pas Quoi ? mais Qui ? Et ce Qui est le Dieu personnel qui établit avec l’homme une communion vivante et personnelle.
Le Dieu personnel est l’Être-en-Soi véritable, Il est le fondement de l’être, le Créateur « du ciel et de la terre, de tout ce qui est visible et invisible ». La révélation divine de « Je Suis Celui Qui Suis » (l’Être, c’est Moi) nous montre que dans la Divinité la dimension hypostatique a une importance fondamentale. En Dieu, il n’y a rien qui serait hors du principe hypostatique, donc pas même l’essence. La profondeur du mystère des Personnes divines est impénétrable et leur autodétermination dans l’éternité représente un fait sans commencement. Il n’y a pas eu de moment où le Père n’aurait pas eu de Fils où n’aurait pas spiré le Saint-Esprit.
L’Hypostase n’est pas un principe limitatif, mais le noyau de l’Être Absolu; elle en est la dimension primordiale et ultime : « Je Suis l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin, dit le Seigneur Dieu, Celui qui était et qui est et qui vient, le Tout-Puissant ». Bien que l’Hypostase soit porteuse de la plénitude absolue de l’Être, elle n’existe jamais seule. Pour la logique formelle, c’est l’indice d’une insuffisance de l’Hypostase, et par conséquent la négation de son absoluité. Et pourtant, c’est précisément ainsi qu’est la Sainte Trinité, le Dieu de l’amour parfait. « L’amour parfait », note le Père Sophrony, « ne vit pas replié sur lui-même, mais en une autre Personne, en d’autres Personnes. Chacune des Trois Hypostases est en pleine possession de la totalité de l’Être. Mais l’hypostase n’a cette possession que dans l’acte du parfait amour auquel est également propre une totale kénose, une radicale diminution de soi ».
Par ses propres moyens l’homme ne peut ni définir ni atteindre la vérité de la personne, qui ne se connaît qu’existentiellement et selon la révélation que Dieu accorde à l’homme : « ...nul ne connait le Fils si ce n’est le Père et nul ne connait le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler. L’Hypostase parfaite, c’est Dieu, qui seul en vérité vit. Il n’y a rien en dehors de ce principe vivant.
Le monothéisme chrétien est tout autre que le monothéisme de l’Islam. La Trinité simple, consubstantielle et indivisible révèle un ordre spécial. Elle implique simultanément une identité absolue et une distinction absolue. Le dogme trinitaire nous désigne trois « moments » dans l’Être divin : l’Hypostase
(ou Personne), l’Essence (ou Nature) et l’Énergie. Néanmoins il affirme parallèlement l’identité de l’Hypostase et de l’Essence, d’une part, et l’identité de l’Essence et de l’Énergie, d’autre part. Et cette identité est de telle nature que chacun de ces trois « moments » reste irréductible aux deux autres.
La première antinomie contenue dans le dogme de la Trinité est l’absolue identité de la Personne et de l’Essence. Chaque Hypostase du Dieu Trinitaire unique s’identifie absolument avec l’essence divine. Alors que dans l’hénothéisme de l’Islam ou même de l’Ancien Testament l’identité de l’essence et de l’hypostase peut facilement se concevoir, dans le Christianisme, elle représente une extrême antinomie. Ici, le principe de l’Hypostase, en vertu de la Tri-unité, ne saurait être réduit à l’essence.
L’unité entre l’auto-conscience personnelle et l’essence de Dieu est absolue. Comme le souligne le Père Sophrony de façon caractéristique, « en dehors de la Personne, il n’y a pas d’Essence, mais il n’y a pas non plus de Personne extra-essentielle. L’Essence n’est pas ontologiquement antérieure ni plus profonde que la Personne ; d’autre part, la Personne ne précède pas non plus l’Essence ». Invoquer le fameux passage de Saint Grégoire Palamas —« l’être ne procède pas de l’essence, mais l’essence de l’être »— pour dire que l’hypostase devance l’essence est dénué de fondement théologique. Une telle affirmation dénote une projection de catégories de la pensée humaine dans le Dieu Trinitaire. La pensée humaine ne peut imaginer d’être personnel sans devenir. Elle ne peut concevoir d’essence comme réalité absolue, sans qu’elle détermine d’aucune façon l’auto-destination de la personne. Cependant en Dieu l’hypostase et l’essence sont un.
Puis le Père Sophrony d’ajouter dans une formule audacieuse et inouïe : « L’Hypostase est un pôle, un moment de l’Être un et simple, dont l’Essence est l’autre moment. Le caractère trinitaire témoigne du fait que dans la Divinité aussi chaque hypostase vit en communion avec d’autres hypostases. Chaque
Hypostase, continue le Père Sophrony, est Dieu Parfait, car elle porte en elle-même toute la plénitude de l’Être divin, la possède de façon absolue et est, par conséquent, « dynamiquement » égale à la Tri-unité. Il s’ensuit que chaque Hypostase est pleinement identique aux deux autres Hypostases de la Sainte Trinité, et d’autre part cette parfaite identité n’amoindrit d’aucune manière l’unicité de chaque Hypostase.
Outre l’antinomie de l’identité et de la distinction entre l’hypostase et l’essence, le dogme trinitaire nous confronte avec d’autres antinomies, comme celle qui présente l’identité absolue et la distinction entre l’essence et l’énergie ou entre l’énergie divine incréée et la nature humaine créée. Ainsi l’essence et l’énergie ne se confondent pas mais désignent deux « moments » parfaitement distincts dans l’Etre divin, car l’essence est absolument transcendante par rapport au monde crée, alors que l’énergie est cognoscible et communicable Par ailleurs, l’union de l’énergie incréée de Dieu avec la nature humaine créée ne la transmue pas en nature divine, parce que le Christ, selon le dogme du Concile de Chalcédoine, est une hypostase en « deux natures ».
Existence à l’image de la Sainte Trinité, l’Eglise présente également dans son être le caractère antinomique de trois « moments » : la personne, l’essence et l’énergie ; nous voyons dans l’Église les personnes, la nature et les actes, lesquels, dans l’ultime accomplissement de l’être humain, doivent devenir identiques. De même que dans la Trinité chaque hypostase est porteuse de la plénitude absolue de l’Etre divin, ainsi dans notre existence humaine, chaque hypostase doit, dans sa réalisation suprême, devenir porteuse de toute la plénitude Divino-humaine.
L’homme en tant que créé « à l’image de Dieu » est une hypostase potentielle. Le principe de son hypostase est spirituel ; c’est « l’homme caché du cœur dans l’incorruptibilité d’une âme douce et calme ; voila ce qui est précieux devant Dieu ». Dans l’Eglise l’homme est appelé à devenir par grâce ce que Dieu est selon son essence. La différence entre Dieu et l’homme ne subsistera dans l’éternité que par rapport à l’Essence, et non point en ce qui concerne la gloire et le « contenu » de la vie divine. Quand on réduit les dimensions de la Révélation divine concernant l’être humain, on exclut par cela même la possibilité d’atteindre le vrai repentir. Une telle attitude n’est pas une preuve d’humilité, mais une erreur et même un grand péché. « En se considérant comme des êtres inférieurs au Christ », écrit le Père Sophrony, « les gens —que cela ne paraisse pas étrange— refusent en réalité de le suivre sur le Golgotha ».
La personne ne se révèle pas en s’opposant au « non-moi ». Ayant comme trait essentiel l’amour, elle englobe le monde entier, elle est l’unité ad intra de tout ce qui existe. Comme en Dieu, en l’homme également, l’hypostase est un principe qui appréhende l’infini; de là résulte que l’hypostase humaine parfaite est, conformément au modèle de l’hypostase divine, « dynamiquement » égale à l’humanité multi-hypostatique, sans que par ailleurs ne soit amoindrie en rien son unicité. Il est néanmoins rare que l’expérience de l’hypostase soit accordée à l’homme en ce monde : elle est donnée quand l’homme parvient à prier pour le monde entier comme pour soi-même, selon le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Par la prière, « confesse le Père Sophrony, « mon être s’étendait tant qu’il touchait en esprit l’enfer aussi bien que le Royaume ». La prière est une « création sans fin ». Elle est la réalisation perpétuelle du principe hypostatique. Elle conduit l’homme vers son archétype. Elle dévoile en lui l’image du Fils du Père, du Christ. C’est la révélation de cette image qui enflamme en lui le désir de ressembler au Christ. L’homme souffre d’une douleur paradoxale qui le dirige vers l’immensité divine. Quand l’homme s’abaisse jusqu’à l’extrême limite dans son opinion de lui-même, le Père de la parabole évangélique, Dieu, vient l’embrasser.
Dieu est amour. « Je me risque d’ajouter »«, écrit le Père Sophrony, « Dieu est Humilité ». L’humilité de Dieu, inconcevable, absolue et incomparable, est l’attribut de son amour sans limite. Cet amour kénotique est la caractéristique fondamentale de la vie divine, en vertu de quoi l’unité des Personnes de la Sainte Trinite est absolument totale, ce qui s’exprime en théologie par le concept de « périchorèse ». L’amour divin est le noyau de l’Etre prééternel. L’amour du Christ dévoile le mystère de l’amour du Père. Et le Saint-Esprit vit de ce même amour qui demeure dans le Père.
La révélation de Dieu dans le monde nous montre son amour. La participation à l’amour divin mène à la connaissance de Dieu. Plus on participe à l’amour de Dieu, plus on Le connaît. Et plus on Le connait, plus on L’aime. La révélation du Dieu personnel ou hypostatique est l’ultime étape de la révélation divine. Quand cette révélation est accordée à l’homme, quand il parvient à la connaissance du Dieu personnel, il prend, lui aussi, la bonne voie pour l’actualisation de son principe hypostatique.
Le principe hypostatique se réalise dans la communion d’amour, dont le fondement est de s’offrir volontairement soi-même à la personne aimée. L’homme met en œuvre son principe hypostatique lorsqu’il se réfère à son archétype, le Logos de Dieu, et au prochain qui en est L’image ; lorsque L’homme cherche son intérêt et son vrai moi dans la personne du Christ, qui est son prochain et son Dieu : « Ne cherche pas le tien, et ainsi tu trouveras le tien », disait saint Jean Chrysostome, « car celui qui cherche le sien, ne trouve pas le sien... en effet l’intérêt propre se trouve dans l’intérêt du prochain et réciproquement ». C’est en cela que consiste le sens de la soumission réciproque, à laquelle sont appelés les chrétiens au nom du Christ, de même que le sens de l’obéissance monastique.
L’obéissance comme soumission est nécessaire non seulement envers Dieu mais aussi envers le prochain. L’obéissance peut évidemment prendre différentes formes selon la maturité spirituelle du croyant : au début elle peut prendre la forme d’une soumission passive au Père spirituel alors que dans sa forme parfaite elle est un mouvement actif de la part de celui qui l’exerce et elle mène à l’élargissement de son cœur et à l’enrichissement de son esprit. Hors de l’obéissance, l’homme reste prisonnier de son égocentrisme et ne peut réaliser son principe hypostatique. Par l’obéissance parfaite, au contraire, il se libère de son égocentrisme et construit son hypostase en la trouvant dans la personne du prochain. En obéissant parfaitement aux autres, l’homme s’élève du plan psychologique au plan ontologique ; il contemple l’unité du genre humain et aime son prochain comme lui-même. Il ne l’aime pas seulement comme il s’aime lui-même, mais il l’aime sans le séparer de lui-même. Des ce moment, il ne vit plus les diverses situations humaines seulement comme des incidents particuliers mais aussi comme des événements de portée universelle. Il participe à la souffrance de l’humanité, il acquiert l’expérience de l’enfer et se livre spontanément à la prière pour le monde entier. C’est alors que sa prière porte le monde entier, qu’elle devient hypostatique, à la ressemblance de la prière du Christ à Gethsémani.
« Le Christ », écrit le Père Sophrony, « est la mesure de toutes choses ». Il est le fait sans commencement de l’Etre. C’est Lui qui « nous a dévoilé le mystère de l’Etre primordial, de Celui qui est “au commencement” : les Trois, irréductibles l’Un à l’Autre, sont —peut-être serait-il plus exact de dire est— l’Etre Un, même Simple, ce que ne contredit cependant pas la pluralité des “distinctions”. Notre pensée discursive ne coïncide pas avec les données de la Révélation en Christ. Pour sa part le Seigneur ne chercha pas du tout à expliciter ce mystère, mais il nous a montré la voie menant à l’appréhension existentielle de l’Etre éternel : c’est la voie de ses commandements ».
On ne peut aborder Dieu discursivement mais existentiellement. La seule voie qui mène à la connaissance et à l’appréhension de Dieu est celle de l’observation des commandements. Les commandements révèlent l’Etre divin et portent en eux le témoignage de leur origine divine. « Si quelqu’un veut faire sa [de Dieu] volonté », dit le Christ, « il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de moi-même ». Par l’observation des commandements, la personnalité de l’homme acquiert une nouvelle dimension et s’ouvre à Dieu. « Les commandements du Christ », souligne l’Archimandrite Sophrony, « sont formulés en quelques brèves paroles, toutes simples, mais quand on les observe notre esprit s’épanouit et ressent une soif inextinguible d’embrasser “tout ce qui est dans les cieux et sur la terre” dans l’amour qui nous a été commandé ».
La connaissance de L’homme par Dieu et de Dieu par l’homme se réalise dans l’amour. L’amour transmet la vie de celui qui aime à la personne aimée. Ainsi se forme la communion d’amour, dans laquelle la personne aimée devient l’être de celui qui aime. Cet amour kénotique auquel aboutit l’observation des commandements conduit le croyant à la perfection. La voie de la kénose est la voie étroite à laquelle le Christ appelle L’homme. L’épreuve est rude mais indispensable pour sa perfection. Comme le note le Père Sophrony sous forme d’aphorismes, « la plénitude de la kénose précède la plénitude de la perfection »; ou encore « dans notre état de chute, la brulure précède l’illumination et non pas l’inverse ».
L’amour est le contenu essentiel de L’hypostase. Il élève l’esprit de l’homme à l’éternité et ouvre son cœur jusqu’à l’infini. Il « lui donne la joie d’étreindre… l’univers tout entier ». « Tout homme «, dit le Père Sophrony, «l’Adam total est mon être ». Comme les Trois Personnes de la Divinité sont un Dieu Tri-hypostatique, les milliards de personnes de l’humanité deviennent un homme multi-hypostatique. C’est là le sens de la prière du Seigneur : « afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous ». Durant notre existence sur la terre, cette unité est vécue dans la prière pour le monde entier, pour l’Adam total.
Introduit dans une pareille prière par la grâce du Saint-Esprit, l’homme transcende la temporalité. Il goute à l’éternité. Il expérimente ce qu’on appelle le « temps liturgique » : la libération des limites du temps relatif, la liaison du présent avec le passé et l’avenir, la projection du présent dans une éternité non-dimensionnelle. Enfin, dans cette prière, L’homme vit de tout son être le mystère de la Tri-unité ; Il fait l’expérience de la consubstantialité du genre humain. L’Adam total devient un seul homme-Humanité.
L’homme est et reste une hypostase créée, mais en tant qu’image de Dieu il est, lui aussi, un centre universel. Tout est accompli en l’homme et pour lui. Cela est partiellement exprimé dans l’état de la « mémoire de la mort » ; L’homme vit alors en esprit sa mort comme une catastrophe cosmique : en lui-même, et pour lui-même, avec sa mort tout meurt, même Dieu. Pourtant, le caractère négatif de cette expérience se transforme en expérience positive de la résurrection de l’âme au moment où la lumière divine fait naître en lui la prière « pour l’Adam total ».
Aujourd’hui, la biologie nous enseigne que chaque cellule humaine inclut l’homme tout entier, que toutes les informations pour le développement et les fonctions de son organisme y sont comprises. La théorie de la multiplication clonique s’appuie sur ce fait. Comme chaque rameau d’un rosier peut multiplier le rosier entier, de même chaque cellule d’un organisme peut théoriquement —et même réellement, s’il s’agit d’un organisme inférieur— multiplier l’organisme entier. Chaque homme est une cellule de l’humanité. Il contient l’humanité tout entière : il comporte toutes les informations pour le bien et pour le mal de celle-ci. Chaque descendant d’Adam en est une réplique et comprend en lui l’Adam total. Ainsi saisit-on mieux également notre participation au péché originel.
Nous ne sommes pas coupables du péché d’Adam ; pourtant nous participons à la corruption et à la mort que ce péché a causées à notre nature. Le péché d’Adam fut qu’il se sépara de Dieu et du prochain : « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ». « Adam nia sa responsabilité en rejetant la faute sur Eve et sur Dieu qui lui avait donné cette femme, et par là brisa l’unité de l’homme et son union avec Dieu ». Voila ce qui se reproduit chaque fois qu’on se sépare du prochain ou de Dieu ! Tout autre péché résulte de cette séparation, qui n’est que l’autre face de l’égoïsme et du refus de Dieu.
Le salut de l’homme consiste en ce qu’il se sauve du péché, en somme, du péché originel, qui causa la double séparation. Ainsi donc le double commandement de l’amour, qui comprend le tout de la doctrine salutaire de la Loi et des Prophètes, vise à supprimer cette double rupture : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de tout ton esprit ; tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
La voie permettant de se sauver du péché originel et de restaurer l’unité avec Dieu et avec notre prochain est la voie étroite « qui mène à la vie ». Elle est la voie de l’accomplissement de l’homme comme personne à l’image et à la ressemblance du Dieu Trinitaire ; la voie de l’actualisation du principe personnel.
Texte d’une conférence donnée le 6 novembre 1995 à la faculté de théologie de l’Université de Thessalonique.