Le sens des paroles du Christ :
« MON DIEU, MON DIEU, POURQUOI M’AS-TU ABANDONNE ? »[1]
par Jean-Claude Larchet
(Communication à la 14ème Rencontre de l'Association Saint-Silouane )
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » : c’est la question posée par le Christ sur la Croix peu de temps avant Sa mort. Cela nous est relaté non par les quatre Évangiles, mais par deux : Matthieu, 27, 46 et Marc, 15, 34. Selon eux, cette phrase fut prononcée par le Christ « en un grand cri ». Ce sont les dernières paroles du Christ que ces deux Évangiles nous relatent. Elles prennent donc un relief particulier. Elles posent aussi plusieurs problèmes.
Avant d’en énoncer quelques-uns, nous admettrons d’emblée, avec tous les Pères, que ces paroles sont prononcées par le Christ et expriment ce qu’Il ressent en tant qu’homme.
Le premier problème est que ces paroles semblent manifester une certitude de l’abandon par Dieu : le Christ ne Se demande pas si Dieu L’a abandonné ou non, mais ressentant qu’Il L’a abandonné, Il Lui en demande la raison (« pourquoi ? »).
Le deuxième problème découle du précédent : une telle impression d’abandon ne témoigne-t-elle pas d’un manque de confiance et d’espérance à l’égard de la Providence de Dieu, de l’amour qu’Il a pour chaque être humain, de l’attention qu’Il lui accorde, de l’aide et du soutien qu’Il lui apporte en permanence ? Et un tel manque de confiance et d’espérance n’équivaut-il pas à un manque de foi et à une attitude de désespoir, et n’est-il pas un péché ? Et si c’est le cas, cela ne contredit-il pas la foi de l’Église, selon laquelle le Christ n’a jamais commis de péché ? Et si ce sont là les dernières paroles du Christ, le Christ n’achève-t-il pas sa vie terrestre (car Il meurt presque aussitôt après avoir prononcé ces paroles) par un péché ? En outre, ces dernières paroles du Christ, qui, comme toutes Ses paroles, ont une valeur d’enseignement et une portée exemplaire, n’ont-elles pas pour notre vie — par rapport aux épreuves que nous y subissons et à sa fin ultime, la mort — une connotation négative ? Ou sinon, est-il possible d’y trouver une signification positive, et laquelle ?
C’est à ces questions et à quelques autres que je voudrais, dans cette réflexion, essayer de répondre.
Pour cela, je voudrais d’abord revenir sur le texte même des Évangiles. Les deux Évangiles qui nous relatent ces paroles nous disent qu’aussitôt après que le Christ les eut prononcées, on Lui donna à boire du vinaigre et que « de nouveau Il clama à grand cri » (selon Matthieu 27, 50) ou « jeta un grand cri » (selon Marc 15, 37) puis « laissa partir Son esprit » ou « expira » (ibid.). Rappelons-nous que les deux Évangiles, en rapportant les paroles du Christ, avaient dit qu’Il les avaient prononcées « en un grand cri ». On peut donc à bon droit supposer que ce second grand cri du Christ est lui-même accompagné de paroles. Lesquelles ? Matthieu et Marc ne nous le disent pas. En revanche, nous trouvons la réponse dans l’Évangile de Luc (et une fois de plus nous constatons la complémentarité des Évangiles dans leurs différences) : « ayant crié à grand cri, Jésus dit : “Père, dans Tes mains je remets mon esprit.” Ayant dit cela, Il expira » (Luc 23, 46). Les dernières paroles du Christ sont donc celles-ci, et les précédentes en sont indissociables et doivent être interprétées en rapport avec elles.
Ces deux séries de paroles complémentaires peuvent être mises en parallèle avec celles que l’on trouve dans l’épisode du jardin de Gethsémani. Les Évangiles nous relatent que, devant la perspective de Sa Passion et de Sa mort, Jésus « commença à être attristé et angoissé » (selon Matthieu 26, 37) ou « effrayé et angoissé » (selon Marc 14, 33) et qu’Il dit à Ses disciples : « Mon âme est triste, à mort ! » (Matthieu 26, 38 ; Marc 14, 34), puis, s’adressant à Son Père : « Père, tout T’est possible, emporte ce calice loin de moi » (Marc 14, 36). Mais cette première attitude du Christ et ces premières paroles sont indissociables de ces autres paroles qui viennent ensuite : « Cependant, non pas comme je veux, mais comme Tu veux » (selon Matthieu 26, 39) ou : « Mais non pas ce que je veux, mais ce que Tu veux » (selon Marc 14, 36), ou encore : « Cependant, que non ma volonté mais la Tienne se fasse » (selon Luc 22, 42). Dans cet épisode aussi, nous rencontrons, dans un premier temps, des attitudes et des paroles qui paraissent s’apparenter à ce que les Pères appellent des passions coupables : la crainte (à deux degrés élevés : frayeur, angoisse) et la tristesse, et le refus du calice (autrement dit le rejet de la passion et de la mort). Mais, dans un deuxième temps, une autre attitude et d’autres paroles viennent contredire et abolir les premières en les dépassant.
Dans l’épisode de la Crucifixion, il en va de même : la seconde série de paroles et l’attitude qu’elles expriment viennent contredire et abolir les précédentes en les dépassant.
Il faut d’abord préciser que, dans les deux cas, l’attitude et les paroles qui se manifestent en premier lieu ne sont pas, de la part du Christ, des péchés ou l’expression de passions coupables. Il faut réaffirmer que le Christ n’a jamais commis de péché et est resté exempt de passions coupables. En revanche, en assumant la nature humaine déchue en son intégralité, le Christ a assumé ce que les Pères appellent les « passions naturelles et non coupables », parmi lesquelles la faim, la soif, la douleur, une certaine forme de crainte, une certaine forme de tristesse. Comme l’a montré saint Maxime le Confesseur à la suite d’autres Pères, la crainte que le Christ, au jardin de Gethsémani, éprouve devant la perspective de Sa mort appartient à ces passions naturelles et non coupables, car il est naturel que l’homme soit attaché à la vie et qu’il éprouve pour cela une certaine répulsion vis-à-vis de la mort[2]. Saint Théophylacte de Bulgarie, à propos des paroles du Christ « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné » fait une remarque du même ordre : le Christ, dit-il, voulait ainsi « montrer qu’Il était véritablement homme et pas seulement en apparence. Car l’homme désire avidement la vie et a pour elle un appétit naturel. De même que le Christ était en agonie et était profondément troublé avant la Croix, montrant la crainte qui est dans notre nature, de même maintenant Il dit “Pourquoi m’as-tu abandonné ?”, manifestant ainsi notre soif naturelle de vivre[3]. » Ces paroles du Christ ne sont pas non plus, de la part du Christ, l’expression d’un manque de foi en Dieu. Les paroles « mon Dieu, mon Dieu » sont en effet clairement une manifestation de foi. Saint Jean Chrysostome considère même que le Christ a prononcé ces paroles « afin que l’on sache que, jusqu’au dernier moment de Sa vie, Il honorait Son Père et qu’Il ne Lui était pas opposé[4] », autrement dit qu’Il n’avait aucune animosité et n’éprouvait aucun sentiment de révolte à Son encontre.
Cependant, chez l’homme déchu, comme l’a montré également saint Maxime le Confesseur, ces passions non coupables constituent une zone de fragilité, un terrain favorable au péché et au développement des passions coupables, sur lequel le diable et les démons exercent une pression, et sur lequel ils s’appuient prioritairement pour tenter l’homme. La souffrance ou le face-à-face avec la mort constituent des épreuves, dans la mesure où l’homme y est tenté de désespérer de Dieu, de perdre sa foi en Lui, voire même de se révolter contre Lui ; il peut alors soit céder à ces tentations, soit leur résister, en être victorieux, et alors renforcer sa foi, sa confiance et son espoir en Dieu, ainsi que son amour pour Lui.
Cependant, cette résistance, cette victoire et ce renforcement de l’union avec Dieu ne sont pas possibles à l’homme déchu livré à ses propres forces. Ils ne sont possibles que par la grâce que nous a acquise le Christ et que nous recevons en étant greffés sur Son corps par le baptême et en vivant en Lui. Et le Christ nous a acquis cette grâce en assumant volontairement la condition de l’homme déchu dans toute sa faiblesse (sauf le péché), c’est-à-dire avec sa passibilité, sa corruptibilité et sa mortalité, puis en acceptant d’être tenté comme le sont tous les hommes et d’affronter toutes les épreuves liées aux passions naturelles — en particulier la souffrance — et à la mort. C’est ainsi que, pour nous, en la nature humaine qu’Il a assumée (et qui est notre nature à tous), Il a résisté à toutes les tentations et Il a surmonté toutes les épreuves. Et Il a pu le faire parce qu’Il n’était pas un simple homme, mais qu’en Lui la nature humaine était unie à la nature divine et que, grâce à l’énergie que celle-là recevait de celle-ci, Il n’a donné aucune suite aux tentations, aucun accès au péché, aucune prise au diable et aux démons ; en particulier Il n’a laissé se développer aucune passion naturelle et non coupable en passion non naturelle et coupable. En toutes Ses tentations et Ses épreuves, Il a maintenu indéfectiblement Sa volonté humaine accordée à la volonté divine, et a ainsi vaincu la puissance du péché et renversé la tyrannie du diable et des démons.
Les paroles du Christ « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » sont l’expression d’une situation de détresse que tout homme est appelé à vivre un jour ou l’autre et, parfois, plusieurs fois dans sa vie, face à la mort mais aussi face à une grave maladie, à une grande douleur, à la perte d’un proche, et à beaucoup d’autres situations qui sont la source d’une grande souffrance (physique, psychique ou morale) et qui, à la fois, menacent son existence même et mettent en cause son rapport à Dieu.
Que le Christ éprouve cela en tant qu’homme et de notre part, cela est indiqué d’abord par le fait qu’Il reprend une expression de David qui figure au début du psaume 21, verset 2 (les psaumes, on le sait, sont une sorte de récapitulation de tous les états spirituels possibles de l’homme, et notamment des plus typiques et des plus critiques) ; cela est indiqué d’autre part par le fait qu’Il dit « Mon Dieu, mon Dieu », et qu’Il Se pose ainsi clairement en tant qu’homme en face de Dieu plutôt que comme Fils en face du Père[5].
Si le Christ en tant qu’homme et de notre part a assumé une telle situation de détresse, c’est pour nous donner les moyens d’affronter les tentations auxquelles elle donne lieu, d’éviter les illusions auxquelles elle se prête, de surmonter l’épreuve qu’elle constitue ; c’est pour nous indiquer la voie à suivre dans un tel cas, voie qui n’est pas celle d’un simple conseil, mais d’une attitude qu’Il nous montre et dont nous pouvons trouver en Lui à la fois l’exemple et la force.
Plusieurs raisons font que, dans une telle situation de détresse, nous pouvons nous sentir abandonnés de Dieu.
Il y a tout d’abord le fait que la confrontation avec la maladie, la douleur, la séparation, la mort d’un proche ou avec sa propre mort est un événement que chaque homme a à assumer d’une manière strictement personnelle, dans le sens où personne ne peut vivre cette épreuve à sa place et où donc il passe inévitablement par une phase de « solitude », quels que puissent être l’étroitesse et l’intimité de ses liens avec ses frères, ses parents, ses amis ou même avec Dieu. Le caractère strictement personnel de cette épreuve est indiqué par les Évangiles qui mentionnent cet épisode, par le fait que ceux qui entourent le Christ ne comprennent pas le sens de ses paroles « Elôï, Elôï, lama sabachtani ! » : « certains de ceux qui se tenaient auprès de Lui disaient : “Voilà qu‘il appelle Élie” » (cf. Matthieu 27, 47 ; Marc 15, 34). Pourtant, le Christ prononce ses paroles « à grand cri », à l’intention de tous, afin qu’elles soient répétées, témoignant qu’Il assume cela pour tous les hommes, et que tous les hommes pourront trouver en Lui, qui est notre médiateur, une aide pour affronter et surmonter ce type d’épreuve.
La deuxième raison est le sentiment que l’homme a, dans ces situations critiques (et notamment lorsqu’il est confronté à une grande souffrance, une grave maladie ou à la mort), de la distance qui le sépare de Dieu en tant que créature, et plus encore en tant que créature déchue, passible, corruptible et mortelle. Il s’agit alors d’un sentiment où d’une prise de conscience salutaire, car éprouver la distance objective qui nous sépare de Dieu est une occasion d’entrer plus profondément dans un état d’humilité, lequel va précisément nous rapprocher de Dieu.
La troisième raison est qu’il y a dans ces situations une déception profonde par rapport à ce vers quoi l’homme tendait, à ce que qu’il attendait, à ce qu’il espérait, à ce qu’il escomptait, à ce pour quoi il adressait à Dieu ses prières. En particulier lorsque l’homme croit en Dieu, s’efforce de suivre Ses commandements et de mener une vie conforme à Sa volonté, d’avoir une conduite juste, lorsqu’il place sa confiance en Lui, Lui adresse des prières instantes, il s’attend à recevoir de Dieu la grâce qui lui permettra d’échapper à de telles situations de détresse, ou d’obtenir un soulagement dans sa souffrance (physique ou psychique), ou de guérir de sa maladie, ou de différer (ou dans certains cas de hâter) le moment de sa mort. Cela fait partie de la foi et de l’espérance qu’il a mises en Dieu, et cela est dans la ligne de ce que l’on peut lire dans les saintes Écritures (voir par exemple le chapitre 28 du Deutéronome) et notamment dans les psaumes qui sont pleins de la certitude que Dieu exaucera au jour de la détresse celui qui L’invoque. Lorsqu’il n’en est pas ainsi, l’homme éprouve inévitablement le sentiment qu’il est abandonné de Dieu.
À partir de là naît une tentation : celle de croire que l’on a été effectivement abandonné de Dieu, que l’on ne reçoit plus Son aide et Son soutien sous aucune forme ; celle de désespérer de Dieu, et enfin celle de se révolter contre Lui et de Le renier.
Le Christ nous montre à travers Ses paroles : « Père, je remets mon esprit entre Tes mains », comment surmonter cette épreuve spirituelle et comment vaincre cette tentation : renoncer totalement à sa propre volonté et s’abandonner totalement à Dieu.
Le fait pour nous de ne pas recevoir de Dieu ce que nous attendons de Lui, de ne pas voir nos prières exaucées, ne doit en aucun cas nous conduire à nous croire abandonnés de Dieu et à désespérer de Lui. Mais nous devons considérer que :
1) Dieu n’est en aucun cas soumis à notre volonté ; et donc nous ne pouvons prétendre obtenir de Lui tout ce que nous voulons ;
2) Dieu répond toujours à nos prières, mais pas toujours immédiatement et de la façon que nous le voulons ;
3) L’aide et le soutien que Dieu nous apporte n’ont pas nécessairement la forme que nous pensons et que nous attendons ;
4) Notre attachement à Dieu, notre amour pour Lui, dans la mesure où il est conditionné par des intérêts, si nobles soient-ils, n’a guère de valeur ; notre amour n’est authentique que s’il est gratuit, c’est-à-dire n’est d’aucune façon subordonné à un désir ou à une attente, à une volonté où à un espoir.
Ces considérations nous amènent toutes à relativiser notre propre volonté, à ne plus la placer au premier plan de nos préoccupations et au centre de notre relation avec Dieu, mais à y renoncer pour nous confier non plus en elle mais en Dieu seul.
On peut dire aussi que l’homme doit s’en remettre totalement à la volonté de Dieu et non à sa propre volonté pour trouver une issue positive à la situation difficile qu’il vit et pour surmonter l’épreuve qu’il affronte. Dans ce sens, les paroles du Christ sur la Croix « Père, je remets mon esprit entre Tes mains » peuvent être mises en correspondance avec celles qu’Il prononce au jardin de Gethsémani : « Mais que Ta volonté soit faite et non la mienne ! ».
Toutefois, on ne doit pas comprendre par là que tous les malheurs qui nous arrivent en cette vie terrestre sont l’expression de la volonté de Dieu. On doit certes considérer que Dieu est tout-puissant et que rien n’échappe à Sa volonté ; mais les Pères et l’Écriture elle-même distinguent ce que Dieu veut positivement et ce qu’Il autorise (par exemple dans le livre de Job, ce n’est clairement pas Dieu qui est la cause des malheurs de Job, mais Satan, que Dieu autorise à agir ainsi). Il faut rappeler que la maladie, la souffrance, la mort n’ont pas été mis par Dieu dans la nature de l’homme lorsqu’Il l’a créé, et qu’elles disparaîtront dans les conditions d’existence qui seront celles du Royaume des Cieux. Elles ne correspondent donc pas à l’intention ni à la volonté de Dieu à l’égard de l’homme, mais sont, comme nous l’enseignent l’Écriture et les Pères, des effets du péché ancestral.
Il faut rappeler aussi que si le Christ, par Son économie salvatrice, a aboli en la nature humaine qu’Il a assumée la passibilité, la corruptibilité et la mortalité liées à la condition déchue de l’homme, cela ne deviendra effectif pour tous les hommes qu’à la fin des temps, après la résurrection et le renouvellement de toutes choses. Autrement dit, il s’agit pour le Christ d’une réalité actuelle, mais pour les hommes d’une réalité eschatologique.
Nous devons savoir que, ici et maintenant, dans notre vie présente en ce monde, le Christ ne nous a délivrés ni des passions naturelles (dont fait partie la souffrance), ni de la maladie, ni des infirmités, ni de la mort. Et donc, nous ne devons en aucun cas nous sentir abandonnés par Dieu du fait même qu’elles nous adviennent ou adviennent à nos proches.
En revanche, le Christ nous apporte, ici et maintenant (outre la certitude que nous serons dans Son Royaume totalement et définitivement affranchis de ces maux), de pouvoir être libres vis-à-vis de la domination que les passions (notamment la souffrance), la maladie et la mort ont sur nous, de la tyrannie que, par leur intermédiaire, le diable et les démons exercent sur nous, du pouvoir qu’ils ont, à travers ces états ou ces situations, de nous porter à pécher, et donc du pouvoir du péché lui-même. C’est pourquoi saint Paul ne demande pas « Ô mort où es-tu ? », car la mort est toujours là, mais : « Ô mort, où est ta victoire ? Ô mort où est ton aiguillon ? » (1 Corinthiens 15, 55), et précise que « l’aiguillon de la mort, c’est le péché » (1 Corinthiens 15, 56) et non la mort elle-même, remarques que l’on peut aussi rapporter à la souffrance.
Il est certes normal, naturel, légitime et raisonnable de demander à Dieu, pour nous-mêmes ou pour nos proches, l’allégement de la souffrance, la guérison de la maladie, et même de différer le moment de notre mort (ce que fait le Christ Lui-même lorsqu’il demande : « Père, tout T’est possible, emporte ce calice loin de moi »), et nous pouvons en recevoir la grâce, mais nous devons savoir qu’il s’agit alors d’un miracle, c’est-à-dire d’un fait exceptionnel. En revanche, nous recevons toujours de Dieu, si nous remettons notre esprit entre Ses mains, le pouvoir d’être spirituellement libres face aux maux qui nous adviennent, c’est-à-dire de n’être pas soumis en notre esprit à leur pouvoir, et de ne pas céder aux tentations que le diable et les démons suscitent à partir d’eux, de ne pas développer en nous des passions coupables, de ne pas tomber dans le péché, mais de rester toujours unis à Dieu.
Les maux qui nous adviennent sont des épreuves parce que notre attachement à Dieu, notre fidélité à Dieu, notre amour pour Dieu y sont objectivement éprouvés. Cet attachement, cette fidélité et cet amour deviennent alors plus forts quand ces épreuves sont positivement surmontées. Et l’homme reçoit aussi une multitude de bienfaits spirituels qu’il n’aurait parfois pas pu recevoir autrement : comme nous l’indique le témoignage des Pères éprouvés, il acquiert ainsi un grand détachement à l’égard du monde et de lui-même (à l’égard de son corps, de sa propre volonté, de sa propre intelligence) ; il est purifié de ses péchés ; ses passions (qui sont toutes des modes d’attachement au monde et à lui-même) sont réduites ; sa crainte et son agressivité diminuent ; sa patience se développe et se renforce ; il acquiert une plus grande humilité ; sa compassion et sa sollicitude pour le prochain augmentent ; son amour pour Dieu s’accroît. Il peut ainsi, à cause de ces grâces qu’il reçoit, être amené à rendre grâce à Dieu, et même, comme nous le montre l’exemple des saints, à se réjouir spirituellement de ce qui lui était d’abord apparu comme un malheur. En Christ s’est réalisée une alchimie qui a transformé le plomb en or. Les passions naturelles, la souffrance, la corruption et la mort n’ont pas disparu, mais ont par Sa grâce changé de sens. Ce qui a pu apparaître, dans un premier temps et d’un certain point de vue (que nous pouvons qualifier de « charnel », mais sans y mettre une connotation de péché ou de passion), comme l’effet d’un abandon de Dieu, apparaît ainsi, dans un second temps et d’un autre point de vue (que nous pouvons qualifier de « spirituel »), comme une occasion propice de manifestation de Sa sollicitude, raison pour laquelle les Pères éprouvés ont souvent considéré les maux qui leur advenaient comme une visite de Dieu.
Le sentiment que tout croyant éprouve inévitablement, à un moment difficile de sa vie, d’être abandonné de Dieu est également une forme de la visite de Dieu : dans Sa Providence attentive au destin spirituel de Sa créature bien-aimée, Dieu lui donne l’occasion de renforcer sa foi et son espérance en Lui en surmontant toute tentation ; Il lui donne surtout l’occasion d’éprouver à Son égard un amour authentique, vrai, sûr, indéfectible, dans l’expérience d’un absolu désintéressement, d’une parfaite gratuité. Une expérience aride, difficile et douloureuse, car elle suppose de la part de l’homme un complet renoncement à sa propre volonté, un total dépouillement ses propres désirs ; mais aussi une expérience qui permet au fidèle de recevoir au centuple la grâce divine, une fois l’épreuve surmontée. C’est l’enseignement de l’épilogue du livre de Job, résumé par cette phrase : « Le Seigneur bénit la condition dernière de Job plus encore que l’ancienne » (Job 42, 12).
[1] Communication à la 14e Rencontre de l’Association Saint-Silouane l’Athonite, à Paris, à l’Institut de Théologie orthodoxe (Saint-Serge), le 6 octobre 2007.
[2] Opuscules théologiques et polémiques, XIX, PG 91, 224C.
[3] Commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu, 37, 45-49.
[4] Commentaire sur saint Matthieu, LXXXVIII, 1.
[5] Cf. Maxime le Confesseur, Ambigua à Jean, 28, PG 91, 1268C-1272A.