SUR LA VIE ECCLÉSIALE CONTEMPORAINE - Lettre à Maria [1]
Archimandrite Sophrony
Old Rectory, 24 août 1973
Chère Maria, Paix à toi.
Tu disais que cela vous intéresserait tous de savoir comment je vois la vie ecclésiale contemporaine, les problèmes les plus actuels de notre époque. En réponse à ta demande, je me propose d'exposer quelques pensées fondamentales que j'ai exprimées déjà dans les années 50…
Dans la nouvelle rédaction de mon article en français[2], je développe et explique quelque peu davantage les aspects qui deviennent de plus en plus actuels. Nous voyons que les problèmes de l'unité de tout le monde chrétien préoccupent de plus en plus les branches du christianisme historique, et parmi eux, au premier plan se pose la question du principe qui devrait être posé comme fondement de l'unité complète. Il existe trois courants principaux :
1) l’« œcuménisme », le Conseil mondial des Églises, fondé par les Protestants, avec des exigences réduites dans le domaine des dogmes et des sacrements ;
2) le courant catholique romain, « catholicisme », avec son chef unique, revêtu d'un pouvoir plénier, et son dogme de l'infaillibilité pontificale ;
3) et le troisième — l'orthodoxie, avec son principe de conciliarité et sa reconnaissance de la dignité égale des Églises locales… Il va de soi que c'est ce dernier que je considère comme le seul principe juste.
Les paroles du Seigneur « Qu'ils soient tous un, comme Nous… » (cf. Jean 17,21) montrent qu'il ne peut y avoir d'autre principe d'unité que celui que nous avons reçu dans la Révélation du mode d'Unité de la Sainte Trinité. L'Être est un, par conséquent, la doctrine dogmatique à son sujet doit être, elle aussi, « une ». Il est impossible de résoudre correctement la question de l'unité de l'Église sans avoir correctement résolu les autres questions dogmatiques. Ainsi, le dogme de la Sainte Trinité et par conséquent de la procession du Saint-Esprit a une importance capitale dans l'ecclésiologie. Dans mon article, je m'efforce de montrer que dans la conscience dogmatique orthodoxe il n'y a pas de distance entre l'Essence-Nature et les Hypostases. L'Essence et l'Hypostase sont toutes les deux absolument identiques, toutefois irréductibles l'une à l'autre. Cette « identité » ou « équilibre » entre la Personne et la Nature se perd dans la perspective « filioquiste » du Catholicisme romain, car là on reconnaît à la Nature une priorité, une prééminence ontologique tandis qu'on envisage les Hypostases comme des relations d'opposition à l'intérieur de l'unique Nature. Dans la mesure où l'on donne à la Nature une priorité ontologique et que les Hypostases sont reléguées à la deuxième place, tout, absolument tout, change dans la vision de l'Être : aussi bien de l'Être divin que de l'être créé « à l'image et à la ressemblance ».
Quand une telle vision de l'être divin s'applique au plan de la vie humaine, au plan de l'agir (Acte) spirituel, ascétique, alors là aussi se manifeste la même rupture entre le principe de la personne et le principe de la nature : ce dernier prévaut sur la personne, ce qui aboutit dans le Catholicisme romain à l'accentuation excessive de l'élément juridique dans la sotériologie, dans l'acte liturgique ex opere operato, et dans l'ecclésiologie : l'infaillibilité du pape ex cathedra, c'est-à-dire ex officio. Tout cela est possible chez eux en raison de la « nature des choses », indépendamment de la personne du pape ; de la personne qui peut être déterminée par la nature qui se situe, elle, plus haut que le principe de la personne.
Une telle orientation de l'esprit humain a aussi des conséquences sur toute la connaissance en général, sur toute la structure de la société humaine, sur l'esprit des lois, — sur tout. Et l'humanité se trouve dans une impasse : le principe objectif supra-personnel, impersonnel a écrasé la personne. Dans la conscience des gens prédomine l'institution, la société, le collectif, et la personne est asservie à ces valeurs. Mais comme un tel ordre ne peut anéantir ce que Dieu a mis dans la création, le conflit entre la société et la personne reste sans solution. Et quand bien même les hommes réprimeraient en eux-mêmes le « personnel », ce personnel ne cesse de chercher une justification à sa propre existence, car, à vrai dire, c'est cette personne concrète qui vit, et non pas la nature impersonnelle. Ainsi, tant que dans la conscience des hommes ne prévaudra pas une vision authentique de l'Être divin, où chaque Personne est porteuse de la plénitude de l'être, c'est-à-dire où Nature et Personne manifestent une unité absolue et simple, où chaque Personne est « dynamiquement » égale à la Tri-unité tout entière, — autrement dit elle est Dieu vrai et tout-parfait, absolument égale aux autres Personnes et à toute l'Unité des Trois, où est gardé l'équilibre total entre le principe de la Nature et de la Personne —, tant que cette vision ne prévaudra pas, la question de la relation entre « société » et « personne » ne pourra être résolue dans l'humanité.
Je ne veux pas ignorer qu'une telle perfection « divine » de l'humanité n'est que le but, fondé sur les commandements du Christ ; que cette perfection ne sera peut-être jamais réalisée sur le plan de l'Histoire ; mais même cette dernière hypothèse ne peut nous amener à abandonner comme « utopie » cette perfection que Dieu nous a donnée à réaliser et, en rabaissant le christianisme, à poursuivre des buts d'un ordre inférieur mais qui donneraient plus rapidement des « résultats tangibles ». Réaliser ou accomplir le commandement du Christ dans l'être ecclésial, — voilà notre tâche…
« Dans son ultime réalisation, le principe de l'autocéphalie des églises locales exprime notre espérance commune : non seulement les églises locales, mais encore chaque membre de l'Église, chaque hypostase-personne prise en particulier, doit devenir porteuse de toute la plénitude “catholique" (universelle) de l'Église… » Dans la nouvelle rédaction, je développe quelque peu davantage cette idée, en l'étayant par des références au Nouveau Testament, aux saints Pères ; parmi ces derniers, je cite surtout Grégoire de Nysse, Maxime le Confesseur et Syméon le Nouveau Théologien.
La rencontre de l'Orthodoxie avec le Catholicisme et avec l'œcuménisme protestant nous oblige à chercher la « racine » de nos divergences. Sinon toutes les discussions sur des « détails » ne nous mèneront à rien. Dans le meilleur des cas, on arrive à un certain « adoucissement psychologique des relations », mais on n'arrive pas à l'unité authentique, qui s'exprime dans la liturgie commune[3].
Je rencontre souvent des étrangers, catholiques ou autres. Au cours de ces rencontres, j'ai perçu qu'au fond de leur âme le conflit dont j'ai parlé plus haut est toujours latent. Spécialement chez les catholiques romains. Ils souffrent très fort et profondément de l'autorité qu'on leur impose de l'extérieur, et tout désaccord avec celle-ci engendre des deux côtés un état douloureux.
Malgré son succès apparent, le Catholicisme vit à présent une de ses crises des plus profondes. Quand ils voient que le conflit entre le « commun » et la « personne » qui n'est pas résolu chez eux, l'est par contre dans l'Orthodoxie, ils sont attirés vers cette dernière, mais encore craintivement ; par peur, ils s'accrochent encore à leurs formes habituelles de penser et d'agir, mais ils ne considèrent plus l'Orthodoxie comme quelque chose d'inférieur, de figé, de mort, ce qui était le cas auparavant. Le livre de Benz[4], recensé dans le n° 10 de la Revue du Patriarcat de Moscou, n'est pas du tout un phénomène isolé.
Sur la base de mes rencontres, j'ai eu bien des occasions pour me convaincre que tout rabaissement du christianisme entraîne des catastrophes soit personnelles, soit sociales. C'est seulement par ce rabaissement qu'on peut s'expliquer la fuite hors des confins de l'Église de beaucoup de gens qui recherchent sincèrement la justice (pravda) universelle, « catholique », et la Vérité (Istina) universelle, « catholique ». Je ne parle pas des dépravés, mais de ceux qui recherchent profondément les solutions des grands problèmes de notre existence, de ceux qui aspirent à la connaissance intégrale et même absolue, qui est naturelle à l'homme.
Bien que je vous dise tout cela d'une manière un peu décousue, je le fais pour vous faciliter la compréhension de mon article, en vous expliquant les causes qui l'ont provoqué. Je sais que pour l'Église russe la priorité est accordée en ce moment à une autre tâche, perçue correctement et mise en pratique dans la vie avec sagesse. Je veux parler des tendances à sauvegarder et à restaurer. C'est pourquoi je ne veux pas retenir l'attention des Russes par mon article, et je l'envoie seulement à vous… Mais il me semble que le moment n'est pas très éloigné où le monde chrétien tout entier attendra de l'Église russe, si riche par son expérience de prière et par sa vie liturgique en général, une réponse à la question : Quel principe de l'unité doit être reconnu comme le plus conforme aux données de la révélation néotestamentaire ?
En raison de l'état réellement mauvais de ma santé, ou à cause de ma paresse, ou encore en raison des conditions peu favorables de ma vie présente, je travaille peu, c'est-à-dire que je produis trop peu. Les semaines passent, et je ne peux même pas trouver un seul jour pour me mettre à écrire dès le matin, afin de terminer de quelque façon le livre projeté pour l'édition française sur les fondements dogmatiques de notre ascèse. Je voudrais montrer d'une manière plus détaillée, et plus clairement, que n'importe quelle modification de notre vision dogmatique a inévitablement des conséquences sur tout notre être. Que la perte, même partielle, de ce qui nous est donné dans la Révélation, entraîne une modification de la vie du « corps » entier de telle ou telle Église. Bien que la majorité écrasante des gens vivent encore dans l'état d'une foi « pré-dogmatique », c'est-à-dire seulement dans un élan de l'âme vers Dieu, la connaissance dogmatique ou la doctrine de l'Église à laquelle ils appartiennent se reflète cependant aussi dans leur vie.
Ton Sophrony
Traduit du russe.
© 2001, Monastère Saint-Jean-Baptiste
(Lettre publiée dans la revue de l'Association "Buisson Ardent" N° 7 (2001))
[1] Maria Kalachnikova (1904-1986, Moscou) est une des sœurs du P. Sophrony. Lettre inédite.
[2] Voir Archimandrite Sophrony, "Unité de l'Église à l'image de la Sainte-Trinité". – In : Contacts, n° 20 (mars-avril 1958), n° 21 (mai-juin 1958), n° 23 (septembre-octobre 1958), et n° 24 (novembre-décembre 1958). Le texte de la revue Contacts a été publié avec quelques modifications de forme dans La Félicité de connaître la Voie / Archimandrite Sophrony. – Genève : Labor et Fides, 1985. – [Pp. 9-55].
[3] Il s'agit de l'unité eucharistique, du « calice commun ».
[4]Théologien allemand. Geist und Leben der Ostkirche / Ernst Benz. – Munich, 1971.