Contemplation
par l'Archimandrite Sophrony
(Chapitre 4, de Sa vie est la mienne, Archimandrite Sophrony, Editions Du Cerf, Paris 1981, pp. 47-53)
Quelle est l’essence de la contemplation chrétienne ? Comment apparaît-elle et où mène-t-elle ? Qui ou quoi est contemplé, et de quelle manière ?
Comme on me l’enseigna, la contemplation véritable commence au moment où nous devenons conscients du péché en nous. L’Ancien Testament entendait le péché comme violation des préceptes moraux et religieux de la Loi de Moïse. Le Nouveau Testament transféra le concept de péché à l’homme intérieur.
Déceler le péché en nous est un acte spirituel impossible sans la grâce, sans que la Lumière divine s’approche de nous. L’effet premier de la venue de cette Lumière mystérieuse est de nous laisser voir où nous en sommes « spirituellement » à ce moment particulier. Les premières manifestations de cette Lumière incréée ne nous permettent pas de la percevoir comme « lumière ». Elle brille d’une manière secrète, illuminant les ténèbres de notre monde intérieur, pour dévoiler un spectacle qui est loin d’être réjouissant pour nous dans notre état déchu. Nous éprouvons une sensation de brûlure. Ceci est le début de la contemplation véritable qui n’a rien de commun avec la contemplation intellectuelle ou philosophique. Nous sommes alors conscients, d’une manière aiguë, du fait que le péché est séparation d’avec la source ontologique de notre être. Notre esprit est éternel, mais nous nous voyons maintenant prisonniers de la mort. Avec la mort qui nous guette à la fin, mille ans de vie encore ne sembleraient qu’un instant illusoire.
Le péché n’est pas la transgressions des normes éthiques de la société humaine ou d’une quelconque injonction légale. Le péché nous arrache du Dieu d’Amour qui nous fut révélé comme Lumière dans laquelle il n’est nulle ténèbre (cf. 1Jn1,5).
Percevoir notre condition pitoyable est un don céleste, un des plus grands. Cela implique que, dans une certaine mesure, nous ayons déjà pénétré dans la sphère divine et ayons commencé à contempler – existentiellement et non philosophiquement – l’homme tel qu’il est selon le plan de Dieu dès avant la création du monde.
L’horreur de se voir tel que l’on est agit comme un feu qui nous brûle. Plus ce feu accomplit en profondeur son œuvre purificatrice, plus notre douleur spirituelle devient lancinante. Pourtant, inexplicablement, la Lumière invisible nous donne l’impression d’une présence divine en nous : présence étrange et secrète qui nous attire à elle, dans un état de contemplation que nous savons vrai parce que notre cœur commence jour et nuit à tressaillir sous l’effet de la prière. On ne répétera jamais assez que l’action divine possède un mouvement double : l’un – qui nous semble être le premier – nous plonge dans les ténèbres et la souffrance ; l’autre nous élève vers les sphères grandioses du monde divin. Les dimensions de notre être intérieur s’étendent et croissent. Mais quand le mouvement descendant prédomine, nous ne pouvons nous retenir de crier : « C’est chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu Vivant » (He 10,31).
Au début, nous ne comprenons pas ce qui nous arrive. Tout est nouveau. Ce n’est que plus tard et progressivement que nous en venons à comprendre ce don que Dieu nous accorde. Le Christ dit à Pierre : « Ce que je fais, tu ne le sais pas maintenant, mais tu le comprendras plus tard » (Jn 13, 7). Impressionnée par le monde qui lui est révélé et que le cœur ne connaissait pas encore, l’âme est à la fois attirée et terrifiée. Comment décrire la crainte de perdre Dieu qui, d’une manière si inattendue, est entré dans notre vie et l’a enrichie ? La pensée effrayante de retourner à l’abîme sombre où nous menions une existence vide de sens avant que Dieu ne vienne à nous stimule en nous le désir de nous purifier de tout ce qui pourrait empêcher l’Esprit de Dieu de faire sa demeure en nous pour toute l’éternité.
Cet effroi est si intense qu’il nous amène à un repentir total.
Le repentir ne vient pas aisément à l’homme charnel, car nul d’entre nous n’est capable par lui-même de sonder les profondeurs du péché : elles ne nous sont dévoilées que par le Christ et le Saint-Esprit. La venue du Saint-Esprit est un événement d’une importance suprême. L’homme déchu rencontre le Dieu Très-Saint. La notion de péché n’est possible que si Dieu est considéré comme Hypostase absolue. De même, se repentir du péché n’est possible et approprié que là où existe une relation personnelle. Rencontre avec le Dieu Personnel – telle est la signification de cet événement. L’homme pécheur vit en même temps la crainte et l’exultation. C’est une nouvelle naissance d’En haut. Une fleur exquise s’épanouit en nous : l’hypostase, la personne. Comme le Royaume de Dieu, la personne « ne vient pas de manière à frapper les regards » (Lc 17, 20). Le processus par lequel l’esprit humain entre dans le domaine de l’éternité divine diffère pour chacun de nous.
L’âme parvient à se connaître d’abord et surtout quand elle est face à Face avec Dieu. Le fait qu’une telle prière soit le don de Dieu priant en nous, montre que la personne est née d’En haut et n’est donc pas sujette aux lois de la nature. La personne transcende les limites terrestres et se meut dans d’autres dimensions. On ne peut pas compter, additionner les personnes : chacune est singulière et unique.
L’Etre absolu est hypostatique ; l’homme, image de cet Absolu, est lui aussi hypostatique. Dieu est Esprit, et l’homme –hypostase est, lui aussi, esprit ; esprit qui n’est cependant pas sans relation, abstrait, mais qui reçoit son expression concrète dans un corps physique. De même que le Logos divin revêtit une chair humaine et montra ainsi que Dieu n’est pas une invention de l’imagination humaine, née de la peur ignorante de phénomènes inconnus, mais Réalité vraie, l’hypostase humaine est, elle aussi, vraiment réelle. L’Esprit divin englobe tout ce qui existe. L’homme en tant qu’hypostase est un principe qui unit la multiplicité de l’être cosmique, capable de contenir la plénitude et de la vie divine et de la vie humaine.
La personne ne se définit pas par opposition. Son attitude est une attitude d’amour. L’amour est le contenu le plus profond de son être, l’expression la plus noble de son essence. Dans cet amour réside la ressemblance avec Dieu qui est Amour. La personne en soi est d’une perfection surpassant toutes les autres valeurs cosmiques.
L’homme contemple le monde divin, se réjouissant dans la liberté qu’il a découverte. La connaissance scientifique ou philosophique peut être mise en formules, mais la personne est au-delà de toute définition et, de ce fait, elle est inconnaissable de l’extérieur, à moins qu’elle ne se révèle elle-même. Comme Dieu est un Dieu mystérieux, ainsi l’homme a, lui aussi, des profondeurs mystérieuses. Il n’est ni l’auteur de l’existence ni sa fin ; Dieu – et non l’homme – est l’Alpha et l’Oméga. C’est par son mode d’existence que l’homme ressemble à Dieu. C’est la ressemblance dans l’être qui est cette « ressemblance » dont nous parle l’Ecriture (cf. Gn &, 2-).
O Sainte Trinité, Père Fils et Esprit,
Dieu Très-Haut, Roi et Créateur de toute éternité,
Qui nous as honorés de ta divine image
Et qui as inscrit dans la forme visible de notre nature
La ressemblance de ton Etre invisible :
Donne-nous de trouver miséricorde et grâce à tes yeux,
Afin que nous puissions Te glorifier
Au jour sans déclin de ton royaume,
Avec tous les Saints depuis l’origine des siècles.
Quand notre esprit contemple en lui-même « l’image et la ressemblance » de Dieu, il est confronté avec l’infinie grandeur de l’homme, et beaucoup d’entre nous – le plus grand nombre peut-être – sont saisis de crainte devant une telle audace.
Dans l’Etre divin, l’Hypostase constitue le principe ontologique le plus profond. De même, dans l’être humain, l’hypostase est l’élément le plus fondamental. La personne est « l’homme caché du cœur, dans ce qui est incorruptible (…) et qui est d’une très grand prix aux yeux de Dieu » (1P 3, 4), le noyau le plus précieux de tout l’être humain, manifesté dans sa capacité d’autoconnaissance et d’autodétermination, dans la possession d’énergie créatrice, dans son aptitude à connaître non seulement le monde créé mais aussi le monde divin. Consumé d’amour, l’homme se sent uni à son Dieu bien-aimé. Par cette union, il connaît Dieu, et ainsi amour et connaissance se fondent en un seul acte.
Dieu se révèle, principalement par le cœur, comme amour et lumière. Dans cette lumière, l’homme perçoit les préceptes évangéliques comme reflet sur terre del’Eternité céleste, et la gloire du Christ comme celle du Fils unique du Père – cette gloire que virent les disciples au mont Thabor. La révélation personnelle rend la révélation générale du Nouveau Testament spirituellement proche.
Il arrive que cette révélation personnelle soit accordée subitement. Cependant, bien que reçue subitement, on ne peut l’assimiler que par degrés et après un long effort ascétique. Dès le début, le contenu essentiel de la révélation est clair, et l’âme n’éprouve nul besoin de traduire en concepts rationnels la grâce reçue ; mais, en fait, elle aspire à une connaissance toujours plus profonde.
Le caractère divin de cette vision personnelle nous frappe par son cachet d’authenticité, même si les mots ne parviennent pas à en formuler le contenu. Pourtant la connaissance qu’elle offre a un caractère objectif sui generis que nous observons continuellement tout au long des siècles dans la vie de nombreux hommes dont l’expérience et l’autodétermination coïncident dans une large mesure. « La où deux ou trois sont rassemblés » (Mt 18, 20), là nous trouvonsl’objectivité. « Il n’est nul autre Nom sous le ciel donné aux hommes, par lequel nous puissions être sauvés » (Ac 4, 12), déclare catégoriquement Pierre au Sanhédrin.
Jean parla de « ce qui était au commencement », ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie » (1 Jn 1, 1). Et Paul qui dit qu’à présent, nous ne connaissons que « partiellement » (1 Co 13, 12), décrète néanmoins que « si quelqu’un vous annonce un autre Evangile que celui que nous vous avons annoncé, qu’il soit anathème », même s’il est un « Ange venu du ciel » (Ga 1, 8-9).
Comme amour, l’hypostase implique l’existence d’autres hypostases. Nous voyons cela dans la révélation de la Sainte Trinité. Il en va de même pour l’homme. Ayant crée Adam, « le Seigneur Dieu dit : ‘il n’est pas bon que l’homme soit seul’» (Gn 2, 18). Mais l’être créé peut-il rencontrer le Créateur ? Quand la personne humaine se tient devant Celui qui se nomma Lui-même JE SUIS CELUI QUI SUIS (Ex 3, 14), son esprit, son être tout entier non seulement exulte mais souffre aussi terriblement de sa petitesse, de son ignorance, de ses fautes. La souffrance est son lot dès l’instant de sa naissance spirituelle. Conscient de ce que le processus de transformation de tout notre être terrestre est encore loin d’être achevé, l’esprit languit.
La foi chrétienne résulte de la présence en nous du Saint-Esprit, et l’âme Le connaît.
L’Esprit Saint convainc l’âme qu’elle ne mourra pas et que la mort ne la possèdera point. Cependant, comme instrument matériel de l’âme, le corps est sujet à la dégradation.
Seul le péché peut étouffer le souffle divin en nous. Dieu est Saint, et Il ne se joint pas aux ténèbres du péché. Quand nous cherchons à justifier un acte pécheur, nous brisons ipso facto notre alliance avec Dieu. Dieu ne nous contraint pas, mais nous non plus nous ne pouvons le contraindre. Il se retire, nous laissant privé de sa lumineuse présence. Certes, l’homme ne saurait totalement éviter de pécher, mais il peut éviter les conséquences du péché – la séparation d’avec Dieu – par le repentir.
Par le repentir et par l’accroissement de la grâce qui en résulte, la réalité du monde divin prévaut sur le cosmos visible. Nous contemplons la REALITE PREMIERE.
O Père, Fils et Esprit,
Dieu adoré dans la Trinité,
Etre unique en trois Personnes,
Lumière inaccessible, Mystère très secret :
Elève notre esprit à la contemplation de tes insondables jugements
Et remplis nos cœurs de la lumière de ton amour divin,
Afin que nous Te servions jusqu’à notre dernier souffle
En esprit et en vérité,
Nous te prions, écoute et prends pitié.